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Pink Floyd

The Wall

Bruce Tringale

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Elle s’appelait Carrie. Je l’aimais. En secret. Et elle m’aimait aussi je pense, moi, son petit français venu d’un lycée du 93 jusque son Queens new-yorkais en voyage scolaire.  Nous sommes en 1990, probablement Mars puisque l’album de Sinead O’Connor avec la reprise de Prince, vient de sortir. J’ai 17 ans. Elle, un peu plus.  

Carrie avait laissé tomber ses études pour des jobs étudiants et aider sa mère à payer le loyer du petit appartement dont elle me prête la chambre. Dedans des posters de James Dean. Beaucoup. Elle me dit que je lui ressemble alors je vais tout lire sur lui. Et puis il y a les Pixies qui commencent à cartonner avec Doolitle, Lou Reed aussi qui fait son come-back avec New-York.  

J’ai 17 ans et une métamorphose s’opère en moi. Je cultive de plus en plus une solitude volontaire, les autres me déçoivent plus qu’ils ne m’intéressent. Je lis en eux comme dans un livre ouvert, une qualité qui me servira pour être travailleur social. Le plus souvent, je porte un masque. Parce que j’ai peur, parce que j’ai mal, parce qu’être heureux, c’est dangereux. Il y a toujours un prix à payer au bonheur et je suis fauché.  

Je ne vois pas souvent Carrie. Elle bosse. Je visite New-York avec ma classe, mon masque bien vissé au visage, résigné à subir leur passion pour The New Kids On The Block. Je passe souvent pour le Weirdo qui ne dit mot. Je ne fais rien pour les contredire.   

Le soir, je lis beaucoup, notamment La solitude est un cercueil de verre de Ray Bradbury. Il y a ce passage où le héros décide de laisser sortir sa douleur en hurlant sous l’eau d’une piscine.  

Mais, ce soir, Carrie me propose de regarder The Wall, le film, une VHS qu’elle m’offrira et qui ne pourra pas être lue en France à cause de la différence PAL/NTSC. J’en hurlerai de frustration une fois rentré… 
Mais là, à côté d’elle, de son sourire désarmant, je ferai tout pour lui faire plaisir. Je vois donc le film avant de connaître le disque.  

C’est une révolution, un carnage, une révélation. Carrie se blottit contre moi lorsque Pink se rase les sourcils. Elle est terrifiée. Elle pense qu’il va se crever les yeux. Sa peur me terrifie, il faut que je sois plus fort qu’elle pour ne pas perdre la face…  Le film est très angoissant, je ne sais pas à quoi me raccrocher. Tout n’y est que rage, cris, haine, perdition. La fin m’anéantit : The Wall me tutoie, cette solitude aussi.  

Le lendemain je fonce au Tower Records de la cinquième avenue. Toute la disco du Floyd est là et c’est bien entendu le double album blanc que je choisis.  
Je n’y vois pas un mur, mais les barreaux d’une prison. Je retrouve les dessins de Gerald Scarfe. La femme mante religieuse, la mère envahissante, le professeur sadique, les marteaux qui marchent. Ce mur qui isole et protège…  

Roger Waters devient un second père dont je dévore les moindres intonations. Sa leçon d’espoir à la fin du film ?  C’est de la merde, du chiqué, 90 secondes d’accalmie dans 90 minutes de furie ! Comment imaginer que Pink sorte intact de ce cauchemar ? Sa folie le mène droit dans…le mur et ce mur qui explose c’est lui. Point.  

Carrie me voit devenir taciturne, moins souriant, moins disponible. Je suis trop occupé à recopier les paroles en imitant la graphie de la pochette. Aujourd’hui encore, je peux me targuer de pouvoir recopier tout The Wall à la main de mémoire. Le Mur c’est désormais mon Walkman qui diffuse la K7 que je me suis enregistrée chez elle. Je ne veux plus entendre les conneries des autres élèves. Ils me font chier avec leur house music et Lisa Stansfield.  

Et puis découvrir James Dean n’aide pas, merde. La peur de mourir jeune, le SIDA, de passer à côté de sa vie. Le Grand Bleu et Birdy que j’ai vus quelques années auparavant ont bien préparé le terrain de cet engourdissement confortable dans lequel je fais mon lit. Blanc comme l’enfer de cette pochette.  

Waters crie, supplie, invective. La guitare de Gilmour pleure tous les secrets enfouis en moi, toutes les violences subies à l’école, ses humiliations qui ont pourri ma scolarité. Carrie voit qu’un truc a changé. Je rêve qu’elle me prenne dans ses bras, qu’elle me dise que tout ira bien mais je suis un incapable mineur et tout ça est désormais emmuré avec le Floyd. Ce que j’ai compris est un Paradis Perdu.  

Elle m’enlace tendrement à l’aéroport, un petit mot dans la poche : Tes silences me manqueront
Elle ne viendra jamais en France, je ne la reverrai plus. Le Mur s’est dressé entre elle et moi et je n’ai rien pu faire. La musique était trop forte. Le film plus le disque, ce n’est pas sérieux à 17 ans… 

C’est une pochette facile à dessiner en classe pendant les cours de Maths, je me prends un 17 au bac français puis en Philo en parlant de The Wall de son sentiment d’aliénation, de sa communication impossible. Je pense souvent à Carrie, ma muse, celle à qui je dois tant.  

Je transmets le virus à mon frère et on regarde le film encore, encore et encore. C’est même devenu une épreuve de bizutage : quiconque veut devenir notre ami doit d’abord passer par la case The Wall. La poisse, tout le monde s’en branle ou n’y comprend rien ce qui accroit mon sentiment d’isolement. Mon adolescence est désormais une île déserte et je suis trop fier pour faire signe aux bateaux qui passent au loin…  

Ecouter The Wall ne me suffit plus, je dois l’apprendre, l’infiltrer. J’achète une guitare, les tablatures, il faut absolument que je perce les mystères des arpèges de Is There Anybody Out There ? C’est une obsession. Une obligation, presqu’une éthique.  

Il faudra des années et beaucoup de maturité pour comprendre que cette solitude, ce cercueil de verre ou ce mur, c’est moi qui les ai construits et que la vision parfois démago de Waters, pour autant philosophique soit-elle, est un piège dans lequel il est lui-même tombé. The Wall à Berlin, Radio Kaos, Is This The Life We Really Want ? toutes ses pochettes continuent de former des murs qui me désolent un peu pour lui, prisonnier d’une œuvre qui le dépasse.  

Alors que Leonard Cohen, Bowie ou Lemmy vieilliront et sortiront de scène avec classe et élégance, mon père adoptif multiplie les sorties de route : une nouvelle brouille infantile avec Gilmour, les attaques minables sur le physique de Polly Samson, les controverses qui se multiplient pendant sa tournée d’adieu hyper-politisée, sa présence à l’ONU pour défendre Poutine… Waters plaide la compassion et l’empathie depuis 40 ans avec ce disque mais ne semble jamais avoir su les appliquer dans sa vie. Je le plains. 

Pour moi, le mur est depuis tombé et effectivement derrière se trouvaient ceux qui m’aiment. Aucuns regrets. Mais toujours pas de Carrie…  

Bruce Tringale est le rédacteur en chef du Webzine Bruce Lit, le site où, selon Jean-Pierre Dionnet, l’on parle le mieux de Comics, de BD et de Mangas en France. 
Responsable du pôle BD pour Geek Magazine, et sur le site de Playboy France, il participe aussi à la renaissance du magazine rock culte Best. Il vient de signer la préface du volume 2 de Rock Stories 2 de Laurent Charliot paru aux éditions Iéna

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