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The Sound

In The Lions Mouth

par Clara Feuillette

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Je viens d’arriver à Turin, ville grise, ésotérique, cuve à toxs et à héritiers désargentés. Une ville ouvrière, sombre, emblème dark-cold-new-wave-post-punk. Je m’y sens immédiatement chez moi, un coup de foudre. Je ne le sais pas encore mais je vais rester 6 ans dans ce capharnaüm. 

J’arrive en train depuis la Sicile, un voyage de 29 heures avec deux valises et ma chienne. Je viens de quitter celui que je croyais être l’amour de ma vie. Libre mais anéantie.

Je débarque à Porta Susa, Alessandra est là pour m’enlacer. On traverse le centre-ville, les arcades de via Cernaia, puis celles de via Po. Ses arcades protégeaient les nobles de la pluie lors de leurs promenades. Il pleut beaucoup à Turin. On se gare piazza Vittorio et j’admire le panorama. J’hume la puanteur âcre du Po et de ses quais hantés dès le coucher du soleil par les crackhead.

Elle me propose de venir me poser quelques temps dans le squat où elle vit. Un de ces lieux où l’on se libère du poids d’une société étroite et aliénante. Cet endroit se révèle évidemment une réplique miniature de l’organisation verticale dont je veux me débarrasser. Ça me rappelle l’Italie du Sud. Surveillée, jugée, chaperonnée en toutes circonstances. Mon esprit erratique ne semble pas convenir aux codes de la bien-pensance anarcho-antifa et je ne veux plus jamais qu’on me dise quoi penser. Ma porcodio, je n’ai pas quitté l’Etna et Antonio pour rien !

Un soir, une rave, j’aperçois un être qui n’a pas l’uniforme du lieu. Sans doute un grand bourgeois ennuyé par une vie monotone à la recrche de sensations fortes. Madame Bovary en pleine dérive.

Je l’approche et lui demande ce qu’il fait là.

– Ti aspettavo.

Ah, tu m’attendais ? t’es sûr de ça ? Je jette mes valises et Kamu dans sa Fiat Sport Spider, le bitume défile. 20 minutes de délire, une vieille compilation dans l’autoradio : Just Like Arcadia, Blister in The Sun, No Tears, Straight Waves résonnent dans la nuit, et les virages, raides, grimpent sur une route qui finit devant une maison sortie d’un film de Dario Argento. Un héritage qu’il laisse pourrir. Les meubles sont recouverts de draps poussiéreux. Il occupe un salon gigantesque et m’offre une chambre qui semble ne pas avoir été occupée depuis les années 60.  Dans la salle de bain, il y a une baignoire, de celles où l’on peut se laisser couler. Ce serait chic, un dernier acte ici.  

On se trouve tout en haut de Turin, chez ceux qui ont les moyens de délaisser le centre gris pour le vert de la colline. Rick est luthier, un mec gentil qui n’insiste pas pour me baiser. Tous les matins avant de partir il me laisse des Post-it amoureux. Ça panse mes plaies et ça me repose. Je n’arrive pas à bouger. Ou juste pour sortir dans le jardin abandonné aux sangliers. 

Un jour je m’aventure dans son salon fantomatique, je fouille dans les vinyles qu’il collectionne : Classique, reggae, rock, pop, rigoureusement classé par genre. 

J’arrive vite au gras qui me parle : Fear of Music, Wild Planet, Unknown Pleasures, Marquee Moon, Three Imaginary Boys. Il a bon goût ce con. Je poursuis ma quête et là, le choc.

Cette pochette.

Cette pochette, c’est moi face aux lions, moi menacée, agressée, mais impassible. Incapable de me débattre, incapable de dire “non”, les bras croisés derrière le dos.

The Sound, “From The Lions Mouth“.

The Sound… Il en faut du culot pour se donner un nom pareil. Je sors le disque, pose le diamant.

5 secondes et ça démarre.

“Winning”

Je suis subjuguée. Qui sont ces mecs ?! J’entends chaque mot, chaque note. Ça s’insinue et se grave dans mon âme.

Flash.

Sensations jamais oubliées de la chasse au dragon. Réconfortée, entendue et enlacée par les volutes d’héroïne. L’amour sicilien m’a aidé à m’en libérer pour mieux m’attacher à lui. C’était confortable cet attachement, je le sentais moins nocif. Quelle drôle d’idée…

Heureusement que je suis seule, je ne veux partager ça avec personne au monde. Je me demande comment ce bijou d’harmonies a pu passer inaperçu. 

J’avais vu des lions menaçants, voilà que je caresse leur crinière. Sans avoir à les dompter. On devient une meute. Ce disque ne me quittera plus, cette pochette sera mon totem.

La face A glisse vite. Aussi vite que la goutte de rabla sur l’alu. Respirer… Respirer, Clara.

Je ne suis peut-être pas prête à encaisser cet écho. Je serre fort mon verre de grappa. J’attaque l’autre face.

“Fatal Flaw”. Je pleure. Ce sont des larmes chaudes. Des larmes qui savent et se reconnaissent. Des larmes lucides et droites dans leurs bottes.

Le prodigieux “Silent Air” se termine. Il reste du disque à faire manger au diamant. 

Encore.

Arrive la claque finale : “New Dark Age”. 

On est dans la prophétie. Je me suis repassée le morceau en boucle une centaine de fois avant que Rick ne revienne. Surprise et gênée dans ma transe, j’essaye de lui expliquer ce qui se passe. Je n’y arrive qu’aujourd’hui…

2020, de retour à la maison mère, je croise un mec dans un bar du XXe, ambiance squat de Turin.  Je le retrouve au comptoir il a cet air lunaire, là et ailleurs, comme j’aime. On se présente, on sort fumer une cigarette. Au milieu de cet échange passionnant et hors du temps il me dit : 

– Pendant le confinement j’écoutais plus que The Sound…

S’en suivront des nuits d’été magiques, bercées et transpercées par une alliance libératrice. Il disparaîtra comme il arriva, mais aura eu le mérite de me bouleverser autant que la pochette de “From The Lions Mouth”.

Clara Feuillette. 

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