C’est un 45 tours. L’image, délavée, me donne la nausée : un paysage minéral, aride, écrasé de soleil, une charrette à l’arrêt, sur laquelle repose le corps d’un enfant vêtu de blanc, mort probablement, à côté duquel est assise une fille en robe noire, et, perché sur la charrette, un vautour. Et ce titre effrayant, en lettres capitales, rouges : VIVA LA MUERTE.
J’ai 6 ans, 8 ans, 10 ans, je ne parle pas l’Espagnol, mais j’ai très bien compris ce que ce titre signifie. C’est mon disque, offert par mes parents, un don ensanglanté. Cette image me parle intimement. Elle reflète exactement le visage cauchemardesque de mon enfance, concentre une bonne part de son jus amer.
Au-delà de l’image, il y a cette musique étrange, que j’entends encore nettement : une voix d’enfant qui résonne, comme perdue dans le paysage vide et minéral de l’image. Une petite fille abandonnée, qui appelle dans le désert : « allez poupée… allez poupée… ». Aucune joie dans cette musique, seulement du cauchemar. Et pourtant c’est ma chanson d’enfant, comme mes parents se plaisent à me le rappeler de manière taquine, à l’époque.
Cette chanson, c’est ma voix de fillette incomprise, l’écho d’une souffrance, d’un dégoût profond des adultes. C’est ma colère qui résonne dans un désert, seule avec mes poupées et la mort qui rôde. C’est une chanson qui me comprend.
Viva la muerte, c’est la surdité de ma mère quand j’ai subi les attouchements d’un baby sitter à 8 ans. Viva la muerte, c’est la violence du monde adulte qui se déploie sous mes yeux à tous les âges de l’enfance, mes parents qui se trompent ouvertement et se déchirent, et m’entrainent dans leurs sales histoires, ma mère qui me trimballe chez ses amants, et m’apprend que ma prof de piano est sa rivale. Viva la muerte, c’est le débordement gluant de leur vie sexuelle, des livres porno où des verges giclent sur des sexes ouverts rose bonbons dans des histoires de viols dégoulinants d’insultes, dont les femmes sont toujours les salopes, violées par des hommes qui éjaculent sur leurs visages et leurs fesses. Viva la muerte, c’est un godmichet double face, des menottes, des BD de Crépax qui racontent Sade en dessins dégoutants, des photos de ma mère nue en laisse, à quatre pattes, des tatouages étranges sur les fesses de mes parents. Viva la muerte c’est un lourd parfum écoeurant qui émane de leur chambre, que j’apprendrai à reconnaitre plus tard. Viva la muerte, ce sont les cris de ma grand-mère autoritaire, stalinienne, sur ma mère et sur mon oncle. Cette grand-mère qui m’utilise, me met sur un piédestal, tout en faisant peser sur mes épaules d’enfant une charge infinie : sauver le monde !
Cette lourdeur, cette solitude écrabouillée, ce paysage sans vie, moi morte sur la charrette, moi en robe noire aux côtés de la mort, qui dit Viva la muerte, Allez poupée, Allez poupée.
Cette pochette est-elle à l’origine de ce cauchemar terrible, que j’ai fait vers 6 ou 8 ans : mes parents et ma grand-mère sont réunis dans une pièce de l’appartement où j’habite, et je les tue tous, au rasoir… ? Comme une colère profonde qui hurle « Vive la mort ! » depuis ce paysage écrasé de soleil, depuis ma solitude.
A présent je connais l’origine de la violence de cette pochette : le disque est la bande originale d’un film sur un enfant qui subit l’horreur du franquisme en Espagne…
Quoi qu’il en soit, avec quelques décennies dans les pattes, et malgré un contexte mondial effrayant qui m’interpelle, j’ai envie de laisser ces violences de l’enfance derrière moi, de jouir du chemin présent et de m’écrier : VIVA LA VIDA !
Sarah Feuillette