Peter Gabriel

Games Without Frontiers

Charles Berberian

Les matinées de printemps sont remplies de promesses. Il fait beau, l’air est frais, la lumière est claire. Je me lève tôt et pour mon petit déjeuner je mets un casque audio et un 45 tours sur le tourne disque familial. Je suis dans le salon. Peut-être que je dessine déjà, peut-être que je bois mon premier café au lait du matin. Je ne suis pas seul à être déjà levé. Mon père, douché, habillé et rasé de très près, a déjà enfumé toute la maison. Ça n’a pas l’air d’aller depuis quelques temps. Ils vont le mettre en pré-retraite, ça le mine. Il cherche ses clés.

-T’as pas vu mes clés?

Forcément, je n’entends rien. Mais je sais ce que me demande mon père. Tous les matins, c’est le même cirque. Je réponds « non ».

J’ai Peter Gabriel dans les oreilles. Son nouveau single vient de sortir  en amont de son prochain effort. Sur la pochette, il a l’air de fondre, il fait la gueule. La même mine déconfite que mon père. La peau du visage qui s’affaisse, la bouche pincée qui dessine un arrière-goût d’amertume. Le titre que chante Gabriel, c’est « Games Without Frontiers ». Les chœurs chantent le titre en français en appuyant exagérément sur les syllabes: « Jillié san frontillièèè, jilliés san frontillièèè ». Avec très peu d’effort, on peut comprendre « chier sans frontières ».

Donc, à cette époque, je squatte chez mes parents, je suis en première année aux Beaux Arts, ma mère dort encore et mon père s’apprête à démarrer une nouvelle journée de merde au bureau. Son patron lui suggère chaque jour qu’il n’a plus vraiment sa place parmi eux :

-L’activité au Proche-Orient est vraiment au ralenti. Avec ce qui se passe en ce moment au Liban, en Syrie, en Iran, en Irak, l’import-export est gelé. Tout est en stand-by, plus de business, à part les armes bien sûr. Mais bon, ça c’est pas la spécialité de la maison. Claude, la pré-retraite serait une solution pour vous. Réfléchissez-y.

Nous sommes en 1980, les frontières sont en ébullition.

À la télé, Guy Lux et Simone Garnier animent une émission où des équipes venues de différents pays d’Europe s’affrontent amicalement dans des épreuves festives.  Je ne vois pas pourquoi Peter Gabriel a trouvé excellente l’idée de composer un morceau qui a justement pour titre le nom de cette émission. Je ne sais pas quoi penser de ce morceau, mais en roulant à vélo dans les rues de Paris, je chante tout la temps « Chier sans frontières ».

Mon père s’énerve, il ne trouve pas ses clés. Je devrais poser mon casque et l’aider à chercher. Mais peut-être qu’il n’a pas envie de les trouver? Peut-être qu’il a envie de rester chez lui en peignoir à fumer cigarette sur cigarette, à noircir les grilles de mots-croisés de Robert Scipion dans Paris-Match. Peut-être que ça lui fait trop mal de ruminer ses années de jeunesse parties en fumée, peut-être qu’il pense à Beyrouth où il est né, où il a grandi, où il s’est marié. Peut-être qu’il pense à ses copains, Ralph, Alexandre, Walter, aux parties de bridge les soirs d’été, à ses géraniums, aux paradis perdus, tout ça dans un bureau hostile, coincé avec une cravate en laine tressée et dans un costume gris sous un ciel gris, une pluie grise, et tous les jours moins de cheveux et moins d’espoir. Quand on cherche ses clés sans les trouver, ce qu’on cherche vraiment, c’est la maison qu’on a quittée sans retour possible.

Le morceau dure 3 minutes et 45 secondes. Je décide de poser l’aiguille à nouveau au début de la plage de cire, pour donner plus de temps à mon père de chercher tout seul ses clés.

Pourquoi Peter a-t-il choisi cette photo pour la pochette de son 45 tours? Ça roule Peter en ce moment? Je ne sais pas ce qui t’a pris, franchement je ne sais pas. Et ce refrain, avec son petit beat militaire, la mélodie sifflée genre « Pont de la Rivière Kwai », ça accroche, c’est sûr. Pendant que mon père retourne la petite table de l’entrée, la table du salon, les poches de son pantalon, Peter chante: « Whistling Tunes », on se planque dans les dunes au bord de la mer. C’est cool.

Est-ce qu’un jour il y aura des jeux sans frontières au Liban, en Syrie, en Iran, en Irak, en Israël?

 

Charles Berberian
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Charles Berberian est dessinateur et scénariste de bande dessinée. Son dernier album (2023), Une éducation orientale a reçu le Prix Wolinsky de la BD Le Point. Il signe également pour Ecoutons nos Pochettes un récit autour de Tapestry, de Carole King.

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