1er mars 2012, au Palace de Montreux, au bord du lac Léman, en Suisse.
C’était un temps où je trainais pas mal mes guêtres au Montreux Palace. Ce jour-là, j’avais été engagée par une étude londonienne d’avocats comme interprète dans un procès de divorce : monsieur était volage et dissimulait son patrimoine sur trois continents. Il m’arrivait souvent de m’y rendre aussi pour interpréter dans des réunions d’affaires ou en tant que guide touristique pour des VIP. Par ailleurs, je connaissais cet hôtel comme tout le monde : pour 2 semaines en été, Montreux devenait la capitale mondiale du jazz. Tout ce que la planète comptait de musiciens célèbres ou en devenir avaient été, étaient ou allaient être un jour ou l’autre hôtes du festival parfois même copains de notre Claude Nobs national – son directeur.
Le restaurant était presque vide. Sur la véranda, quelques beaux garçons prenaient le petit déjeuner. L’un d’entre eux, portant petit bonnet et lunettes rondes, semblait être au centre de l’attention et celui vers qui tous cherchaient confirmation. Les quelques joyeuses bribes de leur conversation me laissaient croire qu’ils s’exprimaient parfois en romagnol, ce qui me fit dresser l’oreille.
Ce dialecte est la sauce bolognaise de la langue italienne. C’est le parler populaire de l’Emilie Romagne, de Bologne la rouge (ainsi nommée de par ses maisons en brique). Dans ma famille, grassa Bologna (l’opulente Bologne), est une ville mythique. Mon mari, artiste peintre, s’y est rendu pendant plusieurs années pour exposer ses œuvres. Pour nous, habitants de la Roumanie communiste, pouvoir sortir à l’Ouest c’était quelque chose. Mon mari y avait rapporté quelques babioles de bon goût, des objets design du dernier cri et des fringues du tonnerre qui lui donnaient l’air et l’allure d’un prince et, de par leur extravagance, nous laissaient nous, les prolétaires que nous étions, bouche bée d’admiration – moi en premier. Ainsi, et par amour pour lui, j’appris l’italien avec ce qui me tomba sous la main, les chansons passionnées et persuasives de Fabrizio d’André.
Du coup, en sirotant mon café et pendant que mon esprit vagabondait, que mon regard se perdait sur les cimes enneigées des Alpes et le moiré du lac, mon oreille faisait sa bouche en cœur au mélodieux dialecte romagnol, dont elle n’y comprenait que dalle.
Loutchio, comme fut appelé le petit personnage à bonnet, se leva dans un éclat de rire, lança un torno subito et, visiblement amusé, s’éloigna du groupe qui demeura sur la véranda du Palace à se taquiner et à s’esclaffer à l’italienne.
Mes avocats anglais m’appelèrent et je dus partir.
Deux heures plus tard, ma réunion terminée, une drôle d’ambiance régnait dans le hall du Palace. Des visages allongés, des messes basses chuchotées, pas un sourire, pas un rire, bizarre. Je renonçai à déjeuner au restaurant, car, tout à coup cela ne me disait plus rien. Une sorte de tristesse s’était emparé de l’endroit. Je repris mon petit âne de voiture et rentrais chez moi.
Il y a quelques jours, me piquant de ranger mon barda, je posai les yeux sur la pochette d’un cd figurant un personnage à petit bonnet et lunettes rondes. Caro amico ti scrivo…disait le titre. Tout me revint.
Lucio Dalla débuta une tournée en Suisse en février 2012. Le 29 février il chanta à l’Auditorium Stravinski de Montreux. Le 1er mars, peu après 10h, après avoir pris le petit déjeuner avec son team et tenu une petite réunion pour la suite de la tournée sur la véranda de l’hôtel Montreux Palace, il monta dans sa chambre où il s’écroula, terrassé par une crise cardiaque. Nous étions tous là, à l’attendre.
Caro amico, ti scrivo…
Lucio, en partant tu as dit torno subito, alors, tu reviens quand ? et tant qu’à faire, pourrais-tu ramener aussi mon mari pour que j’arrête de pleurer ?
Ana Ricman