Calexico

The Black Light

Patrick Le Bihan

Toc, Toc, Toc…

Etalé sur le ventre, la bouche pâteuse, j’ouvre un œil… Les paupières de l’autre restent collées. Les oreilles, elles, se réveillent… Cette musique en fond sonore…

Quel jour est-il ? Quelle heure est-il ? Mon œil ouvert repère le soleil qui tape sur le mur face à mon lit. Il doit être 18 ou 19h du matin. Le lecteur de CD tourne en boucle. J’ai posé la pochette sur la tranche, ouverte et face à moi.

Toc, Toc, Toc…

A cette heure-ci, ce doit être le goéland du troisième étage réclamant pitance… Il semblerait que le précédent locataire de ma chambre le nourrissait à horaires fixes de pain rassis et de réflexes pavloviens.

Un animal sûr de son droit qui cogne son bec à la vitre, l’air arrogant et hiérarchique.

Je lui refilerai pas la becquée, fallait pas me réveiller, me mendier. Je fais un délit de sale gueule à Jonathan le Goéland .

C’est foncièrement malhonnête, je sais, d’autant que des croutons, il doit m’en rester quelque part sur ma desserte, vu que j’ai rien avalé de solide et comestible depuis 3 jours.

Enfin si j’ai avalé mais, quasiment raccord avec le solo de trompette qui lance la piste 9 du CD, mon œsophage a mis le holà, rapide comme cette voiture, la belle américaine qui orne la pochette.

Le contenu prémâché de la bassine au pied de mon lit ne déplairait pas à Jonathan. Il faut croire que mon établissement n’accepte plus que le liquide… De toute façon, vu l’état dans lequel je suis, je n’arriverai pas à me traîner jusqu’à la fenêtre, encore moins l’ouvrir.

Bon. Je pivote péniblement ma tête, je jette mon œil en service vers la fenêtre, et pas d’emplumé à l’horizon. Il est pas là l’albatros low-cost. Sans doute parti vivre d’amour et d’eau fraîche, l’oiseau…

Toc, Toc, Toc…

J’hallucine le bruit maintenant ? C’est vrai qu’en matière d’ornithologie, mon cerveau s’invente des rencontres inédites. La dernière injection, par exemple, m’a permis d’admirer l’envol d’un majestueux dragon en deux dimensions sur les murs et le plafond de ma chambre, accompagné par un groupe de rock Mexicain. Le serpent à plume, Quetzacoatl, venu danser sous mes yeux ébahis… Evidemment, personne pour témoigner.

Calexico, c’est le nom du groupe à la guitare suave et la trompette folle. Et d’une ville frontière, contraction de California et Mexico…

A l’origine, la Californie était mexicaine, mais l’oncle Sam a eu besoin d’un peu d’espace au 19ème. On s’en fout, m’a dit un jour un mexicain, on l’a reprise, la Californie, par l’immigration un siècle plus tard.

Calexico, eux ils savent que tout ça est poreux, qu’il suffit de griffonner une partition pour masquer le dessin des frontières sur une mappemonde. Et la voiture noire aux reflets jaune et vert te trimballe dans les montagnes sinueuses, dans la sierra, entre les cactus et les serpents. C’est sûr qu’il ferait moins le malin, Jonathan, cerné entre les aigles et les vautours.

Loin de ce rebord de fenêtre, de ce bord de matelas où je comate mon venin.

Toc, Toc, Toc…

Le cd tourne en boucle depuis combien de temps ? La porte grince, s’ouvre avec autant de peine que mon deuxième œil…

Une silhouette entre, blanche et blonde comme un rêve, le soleil du soir dans les yeux bleus et le sourire éclatant. On se regarde dans les yeux, enfin complètement décollés. Une demi-lune que je n’avais pas vu de visage en entier, alors imaginez un sourire qui ferait oublier le pitoyable état du pyjama dans lequel j’ai plongé la semaine dernière. Elle est si belle, ce moment flotte d’innocence pendant que Trigger passe… Un massacre chanté avec autant de douceur, ça allège tout de suite l’atmosphère.

Elle approche, elle n’est pas venue les mains vides, derrière sa gentillesse elle sait qu’il me faut ma dose… Je consens comme d’habitude, le cerveau hagard et la vessie pleine à craquer de ce genre de produit hors de prix qu’on ne trouve pas dans le commerce.

Une seringue, au bon goût artificiel d’épais poison liquide m’appelle à l’évasion autant qu’à la traversée du désert. Ecouter Bloodflow pendant l’injection, c’est raccord. Je plonge, mais sa voix me rattrape juste avant l’apnée : « Bon anniversaire ! » me sourie-t-elle avant de sortir.

Ma voix la remercie, mon esprit est déjà loin… Comment a-t-elle pu deviner le jour de mes trente ans ? Les yeux mi-clos, je sollicite mes derniers carats de lucidité, comment ?…

C’est Jonathan qui a la réponse ; l’arrogant me la glisse à l’oreille :

-Elle l’a lu, mon gars, ta date de naissance… Sur l’étiquette collée au sac de Chimiothérapie que l’hôpital t’avait préparé.

Ah ouais, bon anniversaire, je me dis, ratatiné dans mon lit.

Mon cadeau, l’infirmière me l’a offert sans le savoir : elle a juste oublié de mettre son masque chirurgical avant d’entrer dans la chambre stérile numéro 17…

Tiens justement, le morceau de la piste 17, c’est Frontera.

 

Patrick Le Bihan
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