U2
War
par Hervé Giraud
Les disques, on les écoutait en regardant vaguement la pochette. Face A, face B et on les rangeait en les glissant dans des bacs. On en choisissait un autre et c’était sans fin. On vivait allongés sur des lits recouverts de tentures indiennes et les filles qui avaient les seins nus ne nous tendaient pas que des cigarettes mentholées. On écoutait Tales From Topographic Océans de Yes, les musiques ésotériques de Magma ou Hawkwind, un peu de Neil Young. On s’endormait parfois.
Lorsque WAR est arrivé, troisième opuscule d’un groupe au nom ambiguë (un sous-marin allemand ? un avion de chasse ? le Lockheed U-2 ou bien une expression : you too ?).
La pochette en noir et blanc par opposition à l’Ektachrome qui ravageait tout alors, nous a fait sortir de notre léthargie. Cette pochette-là, on ne la rangerait pas avec les autres, on la mettrait bien en vue, dressée sur une étagère, posée comme un drapeau.
WAR de U2, c’est ce gosse qui vous regarde droit dans les yeux et la guerre en biais sur le côté, imprimé avec du sang coagulé. Il a la lèvre écorchée et une mèche balaye ses yeux ; sa présence et sa profondeur traversent les murs, son expression est une incitation quasi christique : Lève-toi et marche ! ce qui traduit dans un langage plus conforme avec l’époque signifiait : Bouge ton cul !
Ce gosse, c’était l’enfant enfoui en nous, oublié dans une strate inférieure, une promesse non tenue. On grandit par couches successives, celui qu’on était est toujours là, empilé dessous. On l’avait juste abandonné.
WAR n’est pas qu’une incitation au réveil, c’est la révélation des luttes à mener, un constat qu’il faut toujours contester. C’est la part de rêve de l’enfance à toujours porter en avant ; la nécessité d’avancer au milieu des ronces, de vivre décoiffé, la mèche dans le regard et la joue balafrée.
WAR signifie qu’il vaut mieux s’écorcher les genoux sur les gravillons que de rester vautré dans la fumée. WAR est venu secouer l’indolence acquise, par la confrontation à un monde insipide, de sales gosses endormis, trop gâtés sans doute.
On a quitté nos vestes à franges et acheté des blousons de cuir. On a passé le permis moto et usé nos fesses sur des selles de Yamaha XT 500. On est allé se battre à la sortie du concert des Jam avec des crétins en scooter. On a bu des alcools trop forts qui nous faisaient vomir la passivité d’avant. On a dragué des filles pour qui les luttes des femmes n’étaient qu’une histoire ancienne ; certaines d’entre elles nous doublaient au freinage, nous embrassait sans même demander la permission.
On est entré en guerre contre nous-mêmes, une belle et grande guerre et même si certains ont laissé la vie : sida, accidents, overdoses, on a fini par gagner car à ces guerres-là, il n’y a que des vainqueurs. On ne riait pas toujours, il a fallu se faire le cuir, décharger des camions pour gagner trois sous, étudier des textes de Nerval, enterrer des parents, être poursuivi par des chiens. Il a fallu écrire, effacer, recommencer, il a fallu tomber amoureux, brancher des guitares, dormir habillé, ne pas dormir du tout. Parfois, après une nuit de combats, on faisait des feux avec de l’essence qu’on versait en travers des routes nationales. War : Pire que la guerre, la Révolution.
L’album WAR est classé parmi les incunables du rock. Bono est une star planétaire et, même si on lui a reproché de vouloir sauver le monde, le groupe U2 n’a rien à prouver. La fièvre de la jeunesse n’est pas anodine et elle se répand sur le monde. Je suis désolé d’avoir provoqué le réchauffement climatique actuel. J’ai une excuse, c’est à cause de WAR. Maintenant c’est trop tard, il va vous falloir changer d’arme. La guerre ne s’arrête jamais.
Hervé Giraud est auteur de nouvelles et de romans dont Jeanne, Dieu, le Diable et les autres.