Rowland S. Howard

Teenage Snuff Film

Jacques Houssay

L’amour est une maladie chronique. Et là, je suis en pleine redescente. S’il existait un service d’urgence pour ça, le médecin du Samu aurait envoyé une ambulance sirènes hurlantes et gyrophares rayant la nuit. Aucun service d’urgence, « No Cure For Love » comme dit la chanson. Nul gyrophare rayant la nuit pour me venir en aide, on est en plein jour, c’est l’été, il fait 30°, les touristes dégoulinent le monoï et j’ai un chagrin d’amour. Il fait toujours trop beau quand le cœur saigne et s’agite comme une poule sans tête. Alors on fait avec ce qu’on a. Les téléphones muets. Les draps froids. La peau qui gueule le manque. Le vide au creux du ventre qu’on pioche encore et encore en éclusant les verres. Les sanglots qu’on voudrait ensevelir sous la fumée, mais comme un con j’ai arrêté la clope. Carcasse qu’on traine, on la voudrait nonchalante, elle est juste pathétique. Toute la panoplie du chien battu, même le regard larmoyant.

J’ai de la chance, j’ai un ami atteint des mêmes symptômes que moi. Même romantisme désuet. S. le complice parfait pour un chagrin d’amour. Deux cœurs déchirés et sexy comme des mouchoirs sales. Alors on fait avec ce qu’on a. On se réfugie dans la pénombre de mon appart, vue sur la station-service et le parking du supermarché. On s’imagine voler parmi les grandes lettres rouges de l’enseigne, celles qui sont les initiales de nos amours perdus, grandes lettres rouges parfaites, lumineuses et saignantes. On ouvre des bières assis devant la chaîne hi-fi. On ne parle plus. Pour dire quoi ? Qu’elle est tombée enceinte de son mec qu’elle allait quitter et que donc ils vont se marier le week-end prochain ?

Je ne sais plus quel disque tourne sur la platine, du Cure sans doute, BO de circonstance. Faces aux enceintes nos lunettes noires baissées pour chialer tranquille. On laisse la musique finir de nous dévaster. On fait avec ce qu’on a.

Le disque se termine. S. se lève, c’est son tour de choisir. Il prononce cette phrase devenue leitmotiv à chaque fois qu’on lance un nouveau vinyle :

Attends, j’ai pire

Seuls mots qu’on s’autorise à prononcer. Il sort de son sac la pochette noire barrée de deux traits bleus comme ce foutu ciel qui reste vide, on peut lire en lettres rouges parfaites, sanglantes identiques à celles du supermarché : Teenage Snuff Film. Derrière en aplats de blancs délavés, le visage d’oiseau écorché de Rowland S Howard. Il dépose l’aiguille sur le sillon.

Il avait raison. Il avait pire. Et c’est un délice. La guitare de Rowland me ravage et me constitue une nouvelle peau. Tant de nonchalance et d’engagement dans le même mouvement, les notes qui semblent vouloir arriver en retard comme la fin du monde. Quelque chose en mon corps danse alors que je suis assis là, immobile face à la musique, à pleurer derrière mes lunettes noires.

On sonne à l’interphone, j’appuie sur le bouton pour ouvrir, j’entrebâille la porte de mon appartement et je retourne à mon poste, je ne sais pas qui vient, je m’en fous, je veux juste être saccagé, emporté par la musique.

Une fille entre dans la pièce et nous voit S. et moi derrière nos lunettes noires. Aucun mot. Aucun signe. On ne peut pas. La guitare de Howard racle nos os et nous cloue. Cette fille a le béguin pour moi. Moi pas. Je ne lui ai jamais donné mon adresse, je ne sais pas comment elle a réussi à débarquer chez moi.

« J’étais venue voir si ça vous disait de venir à la plage avec moi ? »

Elle lance ça avec son paréo dépassant de son sac, gloss sur les lèvres et gentillesse en bandoulière.

Ce qui danse en moi a peur qu’elle empêche tout. Silence. On ne lui répond pas. Un long larsen.

Et puis S. prend la parole :

« On n’aime pas le soleil, on n’aime pas l’eau, on n’aime pas la plage, on n’aime pas les gens. »

Silence. Je me lève, je retourne le vinyle, elle part.

I was a nightmare,

But i’m not gonna go there

… again.

Et la vie revient.

Jacques Houssay
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A huit ans, Jacques Houssay se porte volontaire auprès des présidents français, russe et américain pour être le premier enfant dans l’espace mais ne reçoit aucune réponse. Il a exercé les professions de travailleur social, comédien, barman, cheminot, veilleur de nuit, réceptionniste, homme de ménage, chauffeur, metteur en scène et libraire – entre autres. Auteur de romans, il se aussi produit au théâtre, et collabore avec des artistes des arts visuels. Il fait partie du collectif franco-suisse Lapsus de luxe (musiques et textes improvisés).

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