J’ai encore le boîtier à la maison mais le CD a disparu, sans doute piqué par un de mes fils. En 1978, il n’y avait que des vinyles qu’à l’époque, on appelait des 33 tours ou, plus simplement, des disques.
En 1978, je n’ai que 23 ans. J’ai abandonné la fac et pour gagner ma croûte et m’offrir une peu de musique, j’ai trouvé un boulot dans une usine agro-alimentaire. Du matin au soir, je conditionne des pots de yaourts sur une machine qui automatiquement les chapeaute d’un couvercle en alu avant de les assembler à la chaîne quatre par quatre. À moi de ranger les lots sur palettes et de les envoyer vers les quais où sont rangés les camions. C’est abrutissant. Le soir, je n’ai même pas le courage d’attraper ma guitare. Le week-end, je me saoule en écoutant « Because The Night » à m’en décoller les tympans. Le lundi, c’est reparti.
Mars 1978, un pétrolier chargé de 20.000 tonnes de pétrole brut s’écrase contre les rochers de Portsall. Une odeur de mort me tire du lit à quatre heures du matin. Ça tombe bien, c’est l’heure d’aller au chagrin.
Dans la chambre froide, des milliers de yaourts m’attendent en rang serrés et déjà, le tintamarre insupportable de la chaîne et des machines. En y ajoutant un rien d’imagination, ça sonnerait presque rock’n’roll. Patti Smith a 32 ans, autant dire une vieille. Elle en est à son troisième album. Sur la pochette, une photo aux teintes sépia. On a l’impression que la photographe, Lynn Goldsmith, l’a surprise au saut du lit, à peine éveillée, un rien débraillée. Une femme, une vraie, en chair, en os et en poils, avec cette odeur de femelle qu’on respire au-delà de l’emballage et qui presque nous asphyxie. Sa combinaison à travers laquelle on devine l’aréole de ses seins est à l’envers, on voit l’étiquette qui dépasse. Mais elle porte un tas de bijoux et si on observe avec un peu d’attention, on s’aperçoit qu’elle s’est quand même maquillée, la garce. Je ne suis pas dupe. Elle me joue l’ingénue négligée, ne me regarde même pas, se gratte sa longue tignasse ébène pour y chercher des poux.
Elle m’ignore. Elle m’ignore et j’en crève. Je colle son image sur chaque pot de yaourt qui me passe entre les mains, je colle ses seins sur le cul des camions que je charge, j’arrache sans ménagement cette foutue combinaison et je la baise debout dans la chambre froide. À la hussarde. Entendez bien, je baise Patti Smith contre une palette chargée à ras-bord de yaourts nature au lait de vache à 30 % de matières grasses.
Desire is hunger, is the fire I breathe, chante-t-elle, le désir est la faim, c’est le feu que je respire. Peu de temps après, j’ai abandonné ce boulot de merde, j’ai repris ma guitare mais j’ai continué à boire.
Il m’a fallu du temps, des décennies pour être franc, avant de voir et d’entendre enfin sur scène chanter Patti Smith. Elle ne m’a pas reconnu dans la foule, ou sans doute a-t-elle fait semblant de ne pas me reconnaître. À bien y réfléchir, c’est mieux ainsi. Ce qui s’est passé dans cette chambre froide en 1978 ne regarde qu’elle et moi.
Hervé Bellec, 2025
Hervé Bellec