Le hasard de la vie, presque toujours réfuté par les faits, m’avait placé auprès d’un garçon aux cheveux longs, à la barbe fournie et à l’aspect bourru. Il n’ouvrait guère la bouche et s’il parlait, ce n’était jamais pour me renseigner d’un détail sur l’épistémologie dans l’œuvre de Gaston Bachelard, l’un des sujets d’enseignement de Roland Brunet, notre professeur de philosophie. Passionné de musique, il questionnait mes goûts, mezzo-voce. Jusqu’à ce que je lui déroule mon chapelet : Beatles, Kinks, Led Zeppelin, Hawkwind, Soft Machine, Isaac Hayes. D’autres noms encore, le chapelet était multi-rangs. Zappa, tu connais ?
Je connaissais un peu pour l’avoir vu deux ans plus tôt au Festival de Bath, vu il est vrai, mais vaguement entendu. Tout de même, sur la scène de Shepton Mallet, recouverte de ciel bleu, les Mothers avaient repris Concentration Moon, l’une des dix-neuf pièces de We’re Only In It For The Money.
Michel Duprey, le garçon aux cheveux longs, me proposa une séance d’écoute dans l’appartement de ses parents, rue du Général-Guilhem. L’après-midi venue, nous formions un quintette devant le portail du lycée Voltaire. Sa chambre, aux stores baissés, recelait une chaîne hi-fi de la dernière génération, une tour de disques qui ne penchait pas. Plusieurs bouteilles de bière décoraient un tapis.
Après avoir passé quelques vinyles d’une discographie qui n’en comptait que treize (130 publications à ce jour), Michel présenta une pochette gatefold. Elle signalait une surprenante analogie. Comme si l’on basculait de La Joconde à L.H.O.O.Q., son détournement moustachu sous la pointe de Marcel Duchamp. Pas piqué des hannetons, le pastiche de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band était un déboulonnage de statues, une charge torboyautante contre les sirops de la pop bel canto et les encens de l’aventure hippie.
Inspiré par une photographie de Jerrold Schatzberg ayant illustré le single des Rolling Stones Have You Seen Your Mother, Baby, Standing In The Shadow ? où le band était nippé en femmes, Zappa avait demandé au même Schatzberg de composer, avec le concours de l’artiste Calvin Schenkel, une mise en scène tournant au baroufle la sainte vogue du Flower Power. Alors que les Beatles revêtus de vestes à brandebourgs affichaient des airs de poupons en celluloïd dans un jardin fleuri, les Mothers faramineusement travestis s’exposaient devant un parterre de légumes pourrissants et de pastèques éventrées.
We’re Only In It For The Money (4 mars 1968) sentait le philtre d’humour, le soufre et la démolition. Il s’agissait de faire savoir que Sgt. Pepper était une opération commerciale. Il résultait de l’admiration de Paul McCartney pour Freak Out !, le premier disque des Mothers, que celui-ci envisageait de recréer, « mais d’une autre façon ». On connaît la façon dans le ton d’une époque aux couleurs du mellow yellow chanté par Donovan.
Celles dont se drapaient Zappa étaient de fibre frondeuse, tranchant sur l’ambiant angélisme qui, en 1967, démentait tout espoir de paix définitive et d’amour mappemondial. Dix-neuf thèmes plus ou moins pop, sans patenôtres fantasmagiques. Pas d’hypertrophie de sentiment, mais un flux de lanceur d’alerte contre le Summer of Love et son parfum d’été yogi.
Libre-penseur de Laurel Canyon, Zappa n’avait pris aucun gant pour sourire de cette révolution dont la défonce fut le moteur et l’amour, soi-disant libre, un mantra. La critique est sans commune mesure sur Flower Punk. Il est l’un des premiers à prononcer ce mot qui emboutit alors Frisco, ses joueurs de bongo envapés dans un psychédélisme sans ardeur pour remuer les braises d’une efficace colère.
Tout l’album est une observation, en langue crue, des descentes sous acide et de la montée du fascisme qui prend déjà ses aises tandis que croissent les fleurs et d’infantiles refrains. Zappa ne lâche rien contre les conformistes inversés du candide hippyland, rien contre l’Amérique impériale et son tropisme répressif souvent relaté (Mom &Dad, The Idiot Bastard Son), et l’auditeur d’aujourd’hui est prévenu de ses intentions favorables au désastre éducatif global et à des voix musclées. Trump en est le road warrior.
L’enrobage musical n’a rien à envier à celui des Beatles. Tout aussi mélodique, harmonieux en apparence, sinon que les Mothers ne ménagent pas l’oreille dans le sens du poil et des paroles d’équerre. Inutile de s’attendre à un smash hit, Zappa casse toujours ses jouets. Il est capable d’un tube mais tous les tubes sont vides. Alors il soumet des pièces au chaos des clameurs, à des voix accélérées et transformées, à des ballades massacrées, des romances dépiécées, des cantilènes secouées de rires épouvantables, de grognements porcins, de pétarades instrumentales, de sifflements propices aux acouphènes, de salves à la ressemblance d’un ressac de vague folle sur une plage dorée.
Bien qu’il emprunte à toutes les techniques en cours, pop, folk, rock, avec brio sans brillantine. Capable de faire semblant pour faire de We’re Only In It For The Money l’un de ses disques les plus vendus, un égal toute proportion gardée de Sgt. Pepper. Mais un égal de travers avec ici et là des symétries en peaux de bananes. L’épique et magistral A Day In The Life explosé sur The Chrome Plated Megaphone Destiny, dans un style démuselant, zébré d’éclairs, de ricanements, de tornades noires, de crirythmes et de tartes macksennetiennes jetées à la face du bon goût. Stridences qui rappellent que son compositeur entend faire passer le message que lui ont transmis Kafka, Varèse, Stravinsky, Boulez, Eric Dolphy, les insolents Lenny Bruce et Spike Jones. Et c’est ainsi que Zappa est grand.
En juillet 1982, Michel Duprey se tuait à moto sur une route varoise, mais il n’est pas mort tout entier. Pratiquement immortel celui qui modifia le cours de ma vie en me révélant une pochette comme on tend une main à la lisière d’un gouffre menacé d’inanité sonore. Plus de cinquante ans ont passé, et ces mots sont la preuve qu’on ne se fatigue pas de We’re Only In It For The Money.
Guy Darol