J’ai toujours tendance à me rappeler autre chose. Je me rappelle. Mais autre chose. Un second souvenir prend la place qui appartenait au premier. Une image mentale se substitue à la réalité dont je m’imaginais avoir scrupuleusement gardé la mémoire mais dont, je m’en aperçois, plus rien ne reste sinon l’idée, à la fois fausse et vraie, que je m’en fais.
Etrangement, si je prospecte comme je peux parmi le désordre de ma collection de CD, je remets la main sur tous les albums de Leonard Cohen, du tout premier au tout dernier, sauf sur celui que je cherche. Peut-être parce que, à l’époque où il est sorti, c’était en 1988, j’en ai fait l’acquisition en vinyl et que je m’en suis débarrassé depuis avec tous les autres. Mais je ne crois pas. L’époque du microsillon était déjà passée. La mode n’en était pas encore revenue. Je l’ai forcément possédé en CD. Sinon je n’aurais pas pu l’écouter aussi souvent. Au point de me rappeler encore toutes les paroles, strophes et couplets, de tous les titres. L’album doit forcément se trouver ailleurs, quelque part. Je ne sais pas du tout où mais je ne suis pas inquiet. Je le retrouverai lorsque j’en chercherai un autre.
J’étais convaincu que figurait sur la pochette de I’m your man, une image de New York, bien typique afin que l’on reconnaisse au premier coup d’œil la silhouette célèbre de la cité. Ou en tout cas : un portrait de Leonard Cohen photographié à un endroit ou à un autre, exemplairement repérable, de New York. Mais si, sur l’illustration, on identifie bien le chanteur – lunettes noires, costume sombre à l’élégance impeccable, bizarrement une banane à la main et épluchée à moitié- rien ne permet de situer le lieu où l’image a été prise. Nulle part ou bien n’importe où. Ma confusion n’est pas compliquée à comprendre. Le morceau avec lequel débute l’album, celui qui a assuré sa popularité immédiate, s’intitule : « First we take Manhattan. » Et le seul dont les lyrics, à proprement parler, ne soient pas l’œuvre de Leonard Cohen, « Take this waltz », bien qu’évoquant Vienne et la vieille Autriche, est tiré d’un recueil de Frederico Garcia Lorca qui, lui, s’intitule Poeta en Nueva York.
I’m your man n’est pas forcément mon album favori. Je préfère plutôt Various Positions qui vient juste avant. Le disque est très fameux, je crois. Il doit son succès, dit-on, à la manière dont, faisant un come-back auquel alors personne ne croyait plus trop, le folk-singer de Suzanne abandonne sa guitare sèche pour lui substituer les sonorités électriques de synthétiseurs davantage en phase avec la mode et avec l’air du temps. C’est possible. Mais cela importe peu. A moi du moins. Dans le cas de Cohen, c’est la voix qui compte. Et les mots qu’elle dit. Au point qu’on en oublie très vite tout ce qui l’accompagne.
Mais j’ai d’autres raisons, plus personnelles, de me souvenir de Leonard Cohen et du penchant que j’éprouve pour son album. La jeune femme avec laquelle j’ai vécu deux ans, à Edimbourg et puis à Paris où elle m’avait rejoint ensuite, me l’a fait découvrir à l’époque très lointaine dont je parle. Ecossaise, elle avait un faux air d’Annie Lennox que nous écoutions aussi : « Here comes the rain again ». Quand I’m your man est sorti, je lui ai offert l’album. Et nous sommes allés écouter Cohen ensemble au Grand Rex. Il me semble bien que ce fut l’une des dernières soirées que nous avons passées ensemble.
Son amant, son amant d’avant, gagnait plus ou moins sa vie en chantant à la guitare, dans les pubs du Grassmarket d’Edimbourg, des airs de Leonard Cohen. Afin de donner à sa voix cristalline la gravité un peu rauque dont elle manquait, il fumait autant qu’il le pouvait. Pour elle qui me l’avait fait écouter, sur une de ces cassettes dont l’usage a été tout à fait perdu, il avait enregistré sa version de « Famous blue raincoat ». Parce que la chanson, Cohen l’avait dédiée à une femme qui portait le même prénom qu’elle: « Well, I see Jane’s awake/ She sends her regards. »
Ma vie d’avant, j’ai souvent l’impression qu’elle fut celle d’un autre. Un autre qui n’est pas moi, qui n’est plus moi. En lequel je ne me reconnais pas. Pas plus qu’on ne retrouve son visage sur les photographies d’autrefois. Aussi étranger que celui d’un autre que l’on ne reconnaît pas davantage, derrière ses lunettes noires, dans son costume sombre et dont on se demande bien pourquoi il tient une banane à demi épluchée à la main. Je crois avoir rarement écrit sur Leonard Cohen. Et je n’ai jamais rien dit de celle qui me l’avait fait découvrir. Dans aucun de mes livres. Je parle de lui afin de parler enfin d’elle. Peut-être.
C’était en 1988. Comme l’avait prophétisé Cohen, Berlin est tombé l’année d’après. Si l’on veut. Personne ne s’y attendait. Mais pas Manhattan. « They sentenced me to twenty years of boredom/ For trying to change the system from within ». Nous vivons toujours sous le même règne d’ennui. Qui, dirait-on, n’est pas près de finir. Cependant : pas tout à fait. Il y eut une fleur dans le désert de ce qui fut et, toujours, avec la pluie qui tombe, elle revient à la vie. « The hyacinth wild on my shoulder/ My mouth on the dew of your thighs. » Du fond de ma mémoire, parfois, j’écoute encore l’air de cette valse de Vienne aux accents d’ailleurs, aux accents d’hier afin qu’avec lui, avec elle, me revienne tout le reste que je me rappelle à peine.
Philippe Forest