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John Lennon

Imagine

Hervé Bellec

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Il aurait fallu me trancher le poignet d’un coup de hache avant que je desserre le poing, bon sang, c’était mes premiers vrais sous à moi, ma première paie et Dieu sait que je ne l’avais pas volée. Dans le bistrot de ma tante qui m’avait embauché l’été comme barman, j’avais supporté plus d’ivrognes que l’Église ne saurait en accueillir en son sein, des râleurs, des braillards, j’en avais sué jusqu’aux os et je tenais ce billet serré dans ma main enfouie au fond de ma poche. Cinquante balles, mon pote, c’était pas rien à l’époque, le paquet de Gauloises valait un franc trente, un franc trente je dis bien, une place de cinoche à l’Excelsior trois francs à tout casser, on faisait le plein d’une mobylette pour le même tarif alors cinquante balles, je me sentais plein au as, le roi du pétrole, nabab d’entre les nababs. Nous étions en 1970, j’avais quinze ans. Les Beatles venaient de se séparer.

 Tata Dédette venait de m’accorder mon premier salaire, ce billet de cinquante francs qu’elle avait sorti d’une liasse de son vieux porte-monnaie tout décrépi qui ne la quittait jamais d’une semelle mais bon, c’était Tata Dédette, ses manies, ses vieilleries et puis voilà. Cette vieille sorcière m’avait présenté le billet pincé entre son pouce et son index telle une image pieuse qu’elle faisait tournoyer comme un nonosse devant un chien galeux, le temps de me répéter pour la millième fois qu’on n’avait rien sans rien en ce bas monde, que l’argent ne tombait pas du ciel, raison de plus pour le dépenser à bon escient, à commencer par aller chez le coiffeur si je voulais son avis. De quoi j’avais l’air ainsi, hein, de quoi ? D’un vagabond. Elle tirait sur ma frange : Regardez-moi ça ! Non mais regardez-moi un peu ça ! 

Une fois le pognon dans la poche, j’ai sauté dare-dare sur mon Peugeot 103 et bye bye la compagnie. Le premier disquaire se trouvait à Lorient, une bonne quarantaine de bornes. Aujourd’hui en centre-Bretagne, c’est les médecins qu’il faut aller chercher à l’autre bout du pays, mais à l’époque, c’était les disquaires, bref, j’ai fini par trouver ce que je voulais. Imagine. John Lennon dans un nuage de Dieu sait quoi, la tête enfarinée, 39,50 francs. J’ai payé cash et comme il pleuvait, j’ai dû enfouir le 33 tours sous mon anorak avant de me refarcir le trajet retour avec la trouille d’abîmer la pochette, la moindre goutte d’eau pouvant lui être fatale.

De retour au café de ma tante, j’ai brandi le disque comme un trophée arraché à l’ennemi. L’objet est passé de main en main. « Qui c’est encore que ce pédé ? » a lancé Marcel Corre, un de nos piliers de comptoir les plus assidus. « Fais gaffe ! j’ai dit, c’est John Lennon, t’y connais rien ! » Tata Dédette s’est approchée. À son tour, elle a pris le disque entre ses mains, l’a examiné longtemps, incrédule, puis ses yeux se sont levés vers moi avant de redescendre vers la pochette. Son regard a  ainsi fait l’aller-retour deux trois fois puis elle me l’a rendu sans rien dire avant de se retirer dans la cuisine pour, je suppose, essuyer ses yeux emplis de larmes acides.

Hervé Bellec, octobre 2024

Hervé Bellec est écrivain et musicien à ses heures pas perdues pour tout le monde: Des romans (Chez Scarlette, la Nuit blanche…), des nouvelles, des récits de voyage (Les Sirènes du Transsibérien, Garce d’Etoile…), et des ouvrages sur la Bretagne (Monts d’Arrée, La balade de Bob Kerjan…). Il collabore aussi aux revues Ar Men et Bretagne Magazine. Sinon, il hait les dimanches et il l’écrit très bien, chaque dimanche, ici

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