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Townes Van Zandt

Our Mother The Mountain

par Pierre Lemarchand

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Il est mort mais je l’ignore. Il a disparu l’année précédente, le premier jour de l’année 1997. Et c’est en 1998, quand il est édité en CD par le label Charly, que j’achète son album « Our mother the mountain ». Mon choix se porte sur celui-ci car il contient la chanson « Kathleen », que j’ai découverte quelques années plus tôt, reprise par les Tindersticks. Durant cette poignée d’années-là, Townes Van Zandt n’aura été qu’un nom, dont la sonorité étrange, indéfinissable, aura constitué la seule musique que je connaisse du chanteur. Trois syllabes que j’ai caressées dans l’attente de rencontrer enfin ses chansons.

J’aurais pu les découvrir avant. Certes, je n’avais pas Internet en 1994 (l’année où j’entends, bouleversé, « Kathleen » par Tindersticks et découvre inscrit sur le métal du disque ces trois mots vibrants, Townes Van Zandt), mais en écumant les disquaires, j’aurais pu tomber sur le vinyle ou même une première réédition en CD, parue à la fin des eighties.

Mais non, j’ai attendu. Il en va ainsi de certains artistes : on retarde la rencontre. Parce qu’on la pressent précieuse, déterminante, qu’on se la réserve telle un cadeau. C’est ce que j’ai fait à l’époque avec Townes – je l’appelle Townes, car j’ai tant fréquenté sa musique depuis un quart de siècle maintenant qu’il m’est devenu un vieux complice, un oncle américain un peu fêlé, un ami rêvé. Je ne nourris pas spécialement le désir de rencontrer les musiciens qui comptent pour moi – mais Townes, c’est différent. Dans les nuits blanchies de mes insomnies, j’avoue que je lui ai parfois parlé et que, chose plus étrange assurément, il m’a répondu. Le chaud goudron de sa voix, le souffle sec d’un vent de désert en étirant les syllabes, le léger tremblement des voyelles : je l’ai souvent entendue, si proche malgré l’inflexible impossibilité matérielle de notre conversation.

Avant la musique de « Our mother the moutain » – deuxième album de Townes Van Zandt, paru sur le label américain Poppy en 1969 -, il y a eu sa pochette. J’avais bien fait d’attendre ; celle-ci, à elle seule, est magnifique. Je ne le savais pas alors, et m’en rendrais vite compte ensuite, la photo qui l’orne préfigure les chansons recueillies sur le disque et, plus largement, toute la musique de l’Américain. Elle est un portrait de face du chanteur dont ne nous est montré que le visage et, à peine, la ligne des épaules ainsi qu’une main sur laquelle repose le menton.

C’est un portrait tout en contrastes et en fausses pistes, un éloge de la contradiction. Les traits durcis de l’homme, la cicatrice d’amertume qui prolonge la lèvre inférieure sont dédits par un regard qui, lui, connaît encore la tendresse et se souvient de l’enfance. Le Stetson de cowboy vissé sur la tête tranche avec la paire de lunettes aux montures fines qui soulignent la fragilité et l’incertitude du regard. La vie au grand air de Townes, ses déplacements incessants et ses nuits à la belle étoile auront finalement échoué à le faire s’évader de la prison de sa souffrance intérieure, du drame qui s’est joué dans sa tête. De ce malheur et de cet échec sont nés les bouquets magnifiques des chansons de Townes. « Je n’ai pas écrit que des chansons tristes », dit-il un jour à un journaliste qui l’interrogeait sur les ciels plombés de ses compositions. « J’en ai aussi écrit des désespérées. »

Townes célèbre la majesté des paysages américains en même temps qu’il s’attache aux vies humaines ordinaires ; les montagnes et les vallées offrent alors la qualité de destins à ces vies tourmentées, dépossédées qui constituent la figure authentique de l’Amérique – celle de la marge. La tension entre l’évidence mélodique et la beauté sobre des arrangements et la noirceur, parfois teintée d’humour, des paroles, confèrent aux onze chansons de « Our mother the mountain » une grandeur à la complexité inépuisable.  Le visage de Townes Van Zandt, qui plonge son regard dans le nôtre dès lors qu’on contemple la pochette de son deuxième album, est caché pour moitié dans la pénombre. Son côté gauche est invisible : est-ce dans ces parages-là qu’il puise l’inspiration de ses textes ?

Au dos de la pochette apparaît la guitare de Townes Van Zandt – enfin, un fragment de celle-ci. La tête et ses mécaniques, le sillet qui la relie au manche, ses frettes et ses six codes ceintes d’un capodastre, et la main de Townes qui l’enserre – un fragment, à nouveau. Quand je contemplerais successivement le recto et le verso du disque, et les mains de Townes qu’on devine, ces mains expertes en picking et en accords mineurs, ces mains qui donnaient corps aux chansons qui se jouaient dans la tête de Townes, me visiterait parfois cette phrase terrible qui, sur la détresse psychique dont il souffrit toute sa vie, pose une lumière crue. « Souvent la dépression devenait physique et faisait tellement mal que je ne pouvais rien faire d’autre que me prendre la tête dans les mains et hurler. Par moments, j’ai eu l’impression très étrange que si j’avais une machine et que je pouvais me trancher les mains, tout irait mieux. »

Sur la tête de la guitare est enroulé ce qu’on devine être un foulard – moins cowboy qu’indien, moins masculin que féminin – un étrange accessoire qui incarne la résistance de cette musique à entrer dans quelque genre : ni country, ni folk, ni blues, mais tout cela à la fois et tant d’autres choses encore. « Our mother the mountain » et son mystère ont signé pour moi, ce jour de 1998, ma rencontre avec Townes Van Zandt et ma fréquentation fidèle de ses chansons rebelles. J’achèterais tous ses albums, aux pochettes invariablement ornées de photographies de Townes, autant de variations sur le thème de la solitude. Je les aimerais tous, intensément et singulièrement, mais c’est « Our mother the mountain » auquel je reviendrais le plus régulièrement. Le regard fiévreux, la moitié gauche du visage mangée par les ténèbres, le mystère du ruban, les sages lunettes qui peinent à contenir la tempête m’obsèdent encore aujourd’hui.

Pierre Lemarchand est auteur / journaliste rock, producteur et animateur de l’émission Eldorado

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