Nofx
Punk In Drublic
Charlotte Pons
J’ai 15 ans, des seins qui attirent des regards que je préfère ne pas voir, des boutons, trop d’fond d’teint, des Docs et des baggy…
J’ai 15 ans, j’évolue en bande, toujours en musique et dans la petite ville bourgeoise au pied des montagnes, je fantasme mon adolescence, nourrie par l’imagerie de Larry Clark.
J’ai 15 ans et je suis la fille à qui on a dit qu’il ne fallait pas : se ronger les ongles, prendre des kilos, se teindre les cheveux, couper la parole aux adultes, tutoyer les adultes…
Je suis cette fille-là.
Et puis Lori Meyers entre dans ma vie. Une entrée fracassante, sur un slide de guitare soutenu par une basse et le galop d’une batterie. 4 couplets, pas de refrain, une cadence qui dit l’urgence. Et deux voix aux timbres rocailleux qui s’haranguent.
– Qu’est-ce que c’est ?
Par-dessus les bières, le gars me tend la pochette. Je ne le sais pas encore mais le gars deviendra comme un frère. On est chez lui, on a quinze ans et toute la nuit. Des gens vont et viennent, la fête commence à peine. Il me tend la pochette et je lis : NOFX, Punk in Drublic. Je ne relève pas la contrepèterie – drunk in public. Sûr pourtant qu’elle m’aurait fait sourire, car ivres en public, mes amis et moi le sommes souvent à cette époque où nous confondons défonce avec intensité de vivre.
Bref, le gars me tend la pochette.
De prime abord, elle n’a rien de punk telle que je l’entends. Pas de crête ni de chaine mais deux cow-girls à la cuisse gainée et fuselée qui sautent dans les airs, joues rondes de filles élevées au grand air, visages et sourires francs, chemisiers à pois, jupettes et bottes en cuir, chapeaux en main et « Hi Ha » aux lèvres. Bras en quatrième position, jambes en saut de biche (je le sais, je suis cette fille de 15 ans qui a fait de la danse).
Et puis il y a ce gamin en dessous, coupe au bol et frange jusque sur les yeux qu’il a quasi révulsés, chemise et petit veston coupé à la taille, on le voit mimer la gestuelle des filles.
S’il y a quelque chose de punk là-dedans, c’est lui : son irrévérence. Ça et le grain de la photo, le côté grossier de la typo, le vert, le rose fluo mêlés au noir qui bave.
J’ai la pochette en main (et une bière et un joint), nous en sommes à la plage 5 – Don’t call me white. J’aime ce que j’entends mais ce n’est pas encore l’épiphanie. On s’installe en tailleur sur la moquette du salon de ce gars dont les parents sont à l’étranger et qui vit seul à l’année – un truc que je trouve complètement dingue, fascinant et attirant. On s’installe en tailleur et en cercle, un pichet au centre (un jeu d’alcool certainement). Et puis…
« Lori Meyers used to live upstairs… Our parents had…been friends for years».
Je m’arrête net. J’écoute Fat Mike se rêver en sauveur de la fille avec qui il jouait au docteur gamin et qu’il a reconnue dans un film porno. Et j’entends Kim Shattuck – voix de chat d’gouttière, gouaille de fille à qui on ne la fait pas – remettre le mec à sa place, brandir le droit à disposer de son corps, de son temps, de son cul, comme elle l’entend.
Who the hell are you to tell me how to live ?
You think i sell my body, I merely sell my time.
I am no Cinderella, I ain’t waiting for no prince
To save me
J’ai quinze ans, aucune sexualité – ou alors est-elle seulement à ses balbutiements. Je ne sais pas grand-chose de mon corps ni de mon cul. Je ne sais pas grand-chose non plus du monde dont parle la chanson, un monde où l’on est obligé de bosser à l’usine (« I know what degradation feels »). Je ne sais pas tout ça, non. Mais je sais comment les gens pensent à votre place, particulièrement quand tu es une fille, et ça, ça m’agace.
Alors la morgue de Lori, immédiatement je me l’approprie et le « who the hell are you to tell me I to live ? » devient mon hymne. À chaque soirée, à cet âge où nous nous racontons à travers les couplets des autres pour mieux nous trouver (mais cela a-t-il vraiment changé ?), viendra ce moment où j’aurai besoin de mettre le morceau et de le chanter (faux). J’embarque à ma suite ma copine de coeur et nous nous haranguons, prenant un plaisir fou à cracher « I took control »…
J’ai 15 ans, Lori Meyers entre dans ma vie à une époque ou celle-ci est hautement inflammable et elle a tout embrasé sur son passage. Mais ce n’est pas seulement elle que je rencontre, ce sont aussi des filles et des garçons qui demeurent aujourd’hui encore dans mon paysage. Dans leurs yeux, je suis toujours l’adolescente que j’ai été, je suis bien plus punk que ma vie rangée le laisse penser. Et si j’y crois plus, il me suffit de lancer le disque…
(12 avril 2022)
Charlotte Pons a été journaliste. Elle a créé en 2016 les ateliers d’écriture Engrenages & Fictions. Elle est l’autrice de Parmi les miens (Flammarion, 2017) et de Faire Corps (Flammarion, 2021).