David Bowie
Aladdin Sane
par Emmanuel Abela
C’est l’histoire d’un garçon de 12 ans.
À l’entrée en 6e, il est humilié en classe de musique.
Le professeur interroge un à un les élèves sur leurs goûts musicaux. Lui, il ne peut pas en avoir ! Chez lui, la musique n’existe même pas.
Oh, il y a bien ce magnétophone à K7 sur lequel sa mère écoute de temps en temps des hits allemands, mais il n’y prête guère d’attention. Alors, il ne sait que répondre. En pleine détresse, il se fend d’un timide : « Heu… moi, je n’en écoute jamais ! »
Comme il est premier à passer, tous les gamins de la classe se préparent : les plus hardis écoutent The Police, d’autres Jean-Michel Jarre ou Pink Floyd en précisant bien « sur la chaîne de papa dans le salon », les derniers enfin puisent dans la collection du grand-frère des références d’un autre âge.
À l’issue, le prof les sermonne longuement sur la variété des goûts et la grande tolérance dont il faut faire preuve, mais précise qu’il est « inadmissible de ne pas écouter de musique ». Il pointe son regard avec insistance sur le garçon « qui n’en écoute jamais ». Ce dernier se sent affecté, il culpabilise pour une faute qu’il lui semble ne pas avoir commise.
Les jours suivants, il s’interroge : pourquoi les autres écoutent-ils de la musique et moi pas ? Quel type de musique suis-je en mesure d’écouter ? Par quoi commencer ? Et sur quoi l’écouter ? Sa réaction est immédiate : il subtilise le magnétophone de sa mère et enregistre des chansons à la sauvette à la radio. Il n’identifie pas les artistes, mais se pose la question de savoir ce qu’il doit entendre dans les morceaux, ce qui lui plaît, ce qui lui plaît moins. Il achète ses premières K7, puis récupère le pick-up d’une voisine : comme elle lui lègue un lot de 45T, il s’amuse à les empiler les uns sur les autres, et utilise le bras du pick-up pour les écouter les uns après les autres dans un mouvement continu. La fonction finit vite par le lasser, tout autant que les choix musicaux de sa voisine : la variété française, ça, il en est sûr, il n’aime pas !
Rapidement, il passe à l’achat de 33T : en vrac, The Police – pour jouer d’emblée dans la cour des grands ! –, les Beatles, Blondie. Mais chez les disquaires il se sent perdu devant l’immensité des possibilités qui s’offrent à lui. L’achat d’Une encyclopédie illustrée du rock le renseigne. Elle lui sert de porte d’entrée : c’est simple, les grands artistes ont deux à trois pages, Bob Dylan, les Doors, les Rolling Stones, Led Zeppelin, Pink Floyd ou le Velvet Underground.
Il passe beaucoup de temps à relire chacune des biographies. Il finit par connaître l’histoire de certains groupes par cœur sans même les avoir jamais écoutés : c’est le cas des Sex Pistols qu’il aborde comme s’il sillonnait une terre vierge en quête d’interdit. C’est le cas aussi de David Bowie. Son titre phare Ashes to Ashes passe en boucle à la radio à l’été 1980, il l’aime beaucoup mais pour une raison qui lui échappe totalement ! La voix sans doute, mais aussi la jolie frimousse de clown triste qu’il aperçoit de temps en temps en vidéo au hit-parade à la télévision.
Son encyclopédie, il en est sûr, lui indiquera le bon disque à acheter. Il découvre les pochettes de Ziggy Stardust et d’Hunky Dory. Mais celle qui attire le plus son attention est celle d’Aladdin Sane. Cette dernière figure également en couverture de l’ouvrage au même titre que Blonde on Blonde ou Sgt Pepper, dans le cercle très fermé des disques ultimes.
Chez un disquaire, il passe beaucoup de temps à observer l’objet avant de se décider. La pochette en elle-même le rebute un peu. Sur la photo de couverture, David Bowie, le visage émacié, arbore une coupe que seuls quelques touristes bavarois osent encore afficher au début des années 80. L’éclair barrant le visage avec des yeux fermés sans sourcils lui semble venir d’ailleurs. Il se pose des questions sur son maquillage et cette goutte qui s’apprête à s’écouler sur son buste épilé.
En ouvrant les deux volets de la pochette, il découvre un corps en majesté d’une maigreur effrayante. La figure androgyne, fière et décadente, l’attire à peu près autant qu’elle le repousse. Alors, avant même d’acheter le disque, il se fait la réflexion qu’il commet peut-être l’erreur de pénétrer ainsi en territoire inconnu. Mais la fascination est là. Il ressent l’irrésistible force de la subversion. Une impulsion qu’il partage avec un profond sentiment de culpabilité. Il acquiert le disque et le garde à l’abri des regards, comme un secret qu’il lui faut dissimuler.
Une fois rentré chez lui, il pose l’objet étrange sur son pick-up. Mais la déception le gagne : tout ce qu’il entend n’est que chaos et brisure ; il n’arrive guère à en extraire la moindre ligne mélodique. Il passe de titre en titre, la main sur la tête de lecture, et s’obstine.
Au début de la face 2, quelques notes de piano l’intriguent : Time. La voix se détache enfin, grave avant de partir dans les aigus, vive et fulgurante : « You – are not a victime / You – just SCREAAAM with boredom / You – are not evicting time. » Et plus loin: « I had so many dreams / I had so many breakthroughs. » Il ne s’aventure guère plus en avant. Il tient une clé d’entrée, et rejoue ce titre inlassablement.
Sur Jean Genie, quelque chose d’électriquement syncopé, de doux et de pervers à la fois lui plaît bien. Laissant tourner le disque, il en arrive à la fin de la face 2. De nouvelles notes de piano, en résonance avec Time. Une ambiance années 30 qu’il associe, malgré son manque de culture, à Marlene Dietrich ou à ces images du Tambour, un film dont il a vu des extraits à la télévision. Ou encore à Brel – rare K7 audible de sa mère. « Le rock puiserait-il à d’autres sources ? À d’autres images ? À d’autres univers ? » se demande-t-il, plein d’une candeur retrouvée.
Une rupture, un silence, et le piano reprend comme une vague, souligné par une basse dont il surprend le chatoiement : Lady Grinning Soul. Une guitare espagnole, la voix de Bowie se veut susurrante. Le jeune garçon reçoit la caresse. La beauté de la mélodie l’emplit intérieurement, comme quelque chose de nouveau. Il se laisse glisser sur les effets suraigus d’une guitare électrique. Tout en écoutant le disque, il observe le visage au regard fermé sur la pochette, et parcourt du doigt les lignes du corps anguleux qui lui inspirait tant de crainte et se refusait à son regard. Le tout entre en cohérence parfaite, et se construit comme une pulsion inavouée. Dès lors, il le pressent : quelque chose de charnel s’offre à lui. Cette rencontre inouïe le guide désormais sur le chemin de la volupté.
Emmanuel Abela. Ancien Rédacteur en Chef de la revue Novo, il a co-signé film And I Ride And I Ride sur Rudolphe Burger et a dirigé l’ouvrage choral sur Daniel Darc, Le Saut de l’Ange (Mediapop).