Broadcast
Work and Non Work
Stéphanie Jamart
Eté 2000
Douze mois qu’on se connaît. Six mois que je sais que ce sera lui, l’amant, l’époux, le meilleur ami, le père de mon enfant. Quatre mois qu’on vit ensemble, dans une minuscule maison perdue dans les vignes nantaises.
Trois mois qu’il a le permis, mon belge. Pour notre premier baroud, on voit les choses en grand. A bord de son C15, on charge notre attirail : un matelas une place, une guitare, deux sacs à dos. Nous voilà prêts à braver la chaleur du Sud, direction Carcassonne pour le mariage de son pote de compagnonnage.
Il est marrant, mon doudou : il aime pas trop la musique, mais a quand même équipé sa voiture d’un lecteur CD et d’une paire d’enceintes plutôt pas mauvaises… si on oublie les fenêtres continuellement baissées… On commence le trajet avec Brassens et Nougaro, Led Zep et Deep Purple, Noir Désir. Nantes-Carcassonne, c’est long, mais quand on s’aime…
En chemin, on récupère l’autre frère d’armes de compagnonnage. Qui viendra caler, par intermittence avec moi, le matelas, la guitare et les trois sacs à dos, tout en vrac à l’arrière. Comme il quitte sa cayenne de Pézenas à la fin de l’été, on fait un détour par chez lui après les agapes nuptiales au pays des Cathares, histoire de prendre le frais, recharger les batteries, flâner dans les rues, prendre du bon temps. Sauf que les deux lascars, ils ont un plan : remonter vers Avignon, puis rejoindre leurs amis à Génève.
Deuxième partie du trajet, on change de disques, ceux de Nico, toujours curieux et éclectique dans ses choix. Il nous sort un CD de son sac. Pochette noire et orange, minimaliste. Elle m’interpelle vaguement, on la croirait sortie des années 70. Un peu surannée.
Je le pousse dans le lecteur et le voyage prend soudain une toute nouvelle couleur. Cette musique colle parfaitement à ce qui se passe là, tout de suite. Planante, avec des sons inconnus, élégants, hypnotiques et un grésillement qui rappelle le bruit du diamant sur les sillons.
On regarde dans la même direction, on est pareil, une bande de potes qui se croise, se décroise au fil de la vie. C’est ça qu’on se dit. On est libres, jeunes, sans un sou mais heureux. L’album, lui, tourne en boucle, il nous accompagne sur les routes sinueuses, au milieu des champs de lavande du pays de Sault, jusqu’aux confins des cantons suisses.
À la frontière on a droit à une fouille en règle. Nico, descendu quelques centaines de mètres avant, passera la douane à pied, quand nous resterons plus d’une heure aux mains des gardes: Un C15, un matelas une place, une guitare, deux sacs à dos, un couple de baba cool, c’est louche. Mais Broadcast et son “Work and non work” égrène ses mélodies douceâtres, un peu psychédéliques, ça passe crème.
Une semaine plus tard, on sera de retour sur Nantes, après un petit détour par la Belgique. Le C15 a tenu, notre amour aussi. La benne est vidée, le CD est resté dans le lecteur. Ces deux-là deviendront inséparables, jusqu’à l’arrivée du petit et l’achat d’une autre machine à voyager.
L’album a fini par être oublié, relégué au fond des malles des multiples déménagements. On était passé à autre chose. A la séparation des biens, c’est mon belge qui l’a pris, trophée d’une tranche de vie de dix huit ans.
Été 2022
Festival bordelais, il fait chaud, très chaud. Je sirote quelques bières fraîches, je me promène entre deux concerts. Il y a un gars qui vend des vinyles d’occasion. Je jette un œil distrait. Et je la vois. La pochette noire et orange. Tout revient, de cet été, vingt-deux ans plus tôt. C’était finalement le ciment de notre vie à deux : vu de loin, les souvenirs se sont débarrassés des miasmes du quotidien. Ceux-là mêmes qui auront eu raison de mon amour.
Été 2024
Je l’écoute, là, en écrivant. Et je crois bien que je souris.