I Will Not Be Sad In This World… Comment refuser d’être triste dans ce monde?Cette pochette trouble et troublante m’interroge, en me donnant en partie la réponse. On parle bien de ce monde-là, ici et maintenant, pas d’une utopie spirituelle ou sociale? Il n’y a que l’optimisme et la joie pour combattre l’obscurité. Que sont ces volutes de lumière ? A moins que ce ne soient les vibrations d’un mystérieux instrument, à vent peut-être? Voilà ce que commence à me raconter cet album, en me soufflant mes souvenirs passés et à venir.
Mon père ne m’avait tellement rien dit, ou si peu. Le pourquoi de ce « ian », dans TerZIAN, qui finit notre nom. C’était comme un brouillard me définissant pourtant Arménien. J’ai toujours fuis les communautés qui se ghettoïsent, y compris la mienne… Je m’en suis toujours bien porté. Jusqu’à ce qu’une italienne me tende son corps et son cœur, pour être mère à nouveau, avec moi, l’éternel célibataire.
Elle connaissait sa part d’Italie qu’elle allait transmettre. Elle voulait connaitre ma part d’Arménie. C’est là que je me suis senti bien couillon de n’avoir pas grand-chose à lui conter.
Alors, je me suis souvenu du grand musicien Djivan Gasparyan, avec un vrai IAN à la fin, reconnu partout, qui avait joué sur scène avec Peter Gabriel, et même Ridley Scott l’avait emprunté pour en inclure un titre dans la bande-son de Gladiator !
A cette brune méditerranéenne, en lui montrant cet album que j’avais à vrai dire si peu écouté, je lui ai simplement dit : « Écoute cet Arménien. Il joue du dudjuk. » Terme assez étrange pour que sa curiosité en soit attisée.
Elle a pleuré d’émotion. Rassurée sans doute, elle a compris, bien avant moi, que je devrais faire un bon père. En la regardant, j’ai écouté cette douceur, comme une nostalgie vivace.
C’est alors que j’ai ressenti cette déflagration sereine qui m’a traversé le corps. J’ai entendu d’abord la caresse du vent sur la plaine, entendu aussi l’odeur de la terre d’Arménie. Elle qui s’était soulevée mille et une fois sous les millions de pas qui l’avaient parcourue trop souvent. J’ai entendu les regards qui se font paroles, ces yeux humides qui n’oublieront jamais mais qui embrassent la vie. J’ai humé les feuilles de vigne farcies qui devaient se préparer dans les rires et le bonheur, les grenades écarlates jutant leur fraicheur acidulée, le fromage aigre se blottissant dans les beureks, et le lavash brûlant, à peine sorti du four souterrain, qui se partage déjà de main en main car, c’est le pain quotidien.
Parmi les effluves de benjoin exotique et de roses d’à côté, j’ai cru entendre les violences fantômes, et la fierté d’être encore de ce monde. La joie nargue le malheur. Elle me chuchote que la vie c’est maintenant à chaque seconde, car dans celle d’après il sera trop tard. Mes pores m’ont imploré.
J’ai écouté le souffle de l’existence qui vibre à travers ce dudjuk, dont la sonorité, dit-on, est la plus proche de la voix humaine. C’est un hautbois tout simple, taillé dans un abricotier, dont les fruits ont enivré les champs, et qui à présent enchante les sons.
Et dans la clarté d’un matin froid, les yeux fermés, j’ai vu Ararat, le Mont Sacré qui, derrière la frontière, berce encore nos coutumes, traces millénaires résistantes, narguant les tyrans. Et cette mémoire tellurique m’a convoqué, en frissonnant sur ma peau, effeuillant mes sens pour cet endroit d’où je viens, et que je n’avais encore jamais vu. Alors que les oiseaux murmurent qu’ici ou là l’important est de savoir d’où l’on vient, je comprends.
Ma brune a trouvé ces sons si beaux, que j’ai ensuite souvent posé des écouteurs sur son ventre s’arrondissant à vue d’œil, couvant des jumeaux. Aussitôt, dans leurs bousculades utérines, Gasparyan les calmait. Plus tard, bébés, cette musique les a toujours bercés. Ils ont fini par la nommer : la musique du ventre.
Octobre 2024, Erevan. Ce n’est donc que 21 ans plus tard, que je pose enfin mes pieds sur cette terre. Pas seul, non, mais accompagné de mes deux fils, et de ma brune, la responsable de ce chamboulement. Pendant une semaine, sans Ipod ni trompette, la musique de Djivan Gasparyan est constamment dans ma tête. Elle me prend la main, m’ouvre les yeux.
La joie et les sourires sont partout, et la générosité aussi. À chaque instant, elle me prouve qu’elle m’avait dit vrai, 21 ans auparavant. Je ne soupçonnais pas qu’une simple musique avait le pouvoir de raviver des atomes de mémoire.
Devant la majesté de ses paysages, je me rends compte que cette part du Caucase auquel mon ADN appartient, je l’aime beaucoup, sans doute à la folie, certainement à jamais, à l’infini.
Alain Terzian