Je l’avertis sans attendre : « Je suis un peu douillette » on ne se voit qu’une fois par an, j’imagine qu’elle ne se souvient pas des particularités de chacune de ses patientes. Aujourd’hui elle doit enlever mon stérilet, qu’il faut changer tous les quatre ou cinq ans.
Après avoir parcouru mon dossier, elle déclare : « Je vous rassure tout de suite, ce sera le dernier ! »
Saisie d’un petit vertige, pas rassurée du tout, je ricane nerveusement. Je me doute que ce ‘dernier’ n’est que le premier d’une longue série de derniers. Série qui ne finira qu’avec moi-même, le plus tard possible, bien sûr.
Douillette mais courageuse, et puis je n’ai pas le choix, je me déshabille et m’installe sur le dos, les pieds dans les étriers. C’est parti pour la fin du dernier de mes stérilets ! D’une petite secousse mon utérus se contracte, indépendamment de moi, comme une bestiole traquée qui résiste et se révulse dans son terrier.
Le terrier, c’est moi !
Et là, pluie de sable, vol de papillons, je tombe dans les pommes. Sous mes paupières défile à toute vitesse un montage frénétique : ma vie, mon œuvre, mon amoureux, ma fille, des amis, la rue, des voitures qui passent, des arbres qui poussent, un chat, la rivière, un pique-nique, une chute, des éclats de rire, des gens qui dansent, la fête, les lampions …
Et en bande-son intérieure, tout le long, à fond : CROSS TOWN TRAFFIC ! La musique emporte tout, malaxe, essore et accélère encore le mouvement.
Ça klaxonne, ça tourbillonne, ça hurle.
Ça cavalcade, je tombe en spirale, la voix de Jimmy Hendrix cravache le défilé des impressions, des souvenirs, des apparitions. J’expérimente l’éternité, une éternité électrique, le temps bouclé sur lui-même et moi roulée en boule au milieu. Je ballotte dans une lessiveuse folle et joyeuse, à des années lumière du cabinet médical.
Et puis, d’un coup, je me réveille, les pieds sur les épaules de la gynéco qui me tapote doucement les joues.Je suis pâle mais je me sens fraîche et neuve, totalement reposée. Elle me rend mes pieds et demande :
– Ça va aller ?
– Oui, oui.
– Restez un peu assise avant de vous lever.
– OK.
Mais je me sens vraiment bien. Quand je m’évanouis, c’est comme un grand nettoyage. La bande-son court encore dans ma tête. Reste l’impression d’avoir traversé en zig zag les flots automobiles d’une autoroute en furie, perchée sur les épaules du grand Jimmy. Maintenant, je me sens prête à tout affronter, dernier après dernier. Je me rhabille avec une pensée amicale pour les belles filles nues sur la pochette d’Electric Ladyland.
Elles utilisaient quoi comme méthode de contraception ?
Anna Rozen