Bon. Je viens de terminer mon année de cinquième et l’anglais, j’y arrive pas. Pourtant l’anglais, je connais, et j’aime bien!
J’adore le rock. Depuis longtemps. Je me souviens qu’un de mes jeux d’enfant dans ma chambre c’était d’enregistrer les chansons qui passaient à la radio et de me prendre pour l’animatrice en insérant ma voix sur les cassettes. Et moi, ce qui me plaisait, c’était les trucs en anglais. Du coup c’est vrai je suis fortiche en yaourt et je trouve que j’ai un super accent. Mais pour ce qui est de l’apprentissage du vocabulaire et de la conjugaison, preterit et verbes irréguliers, je suis dans le flou.
Alors ma mère décide de me payer un voyage linguistique à Weymouth, sur la côte anglaise.
Avec le groupe des petits français, on fait une première étape à Londres. Je n’aime pas beaucoup cette ville, c’est trop grand pour ma petite pomme. Le seul truc grand que j’aime c’est le magasin de disques. Je décide de claquer une partie de mon maigre argent de poche dans un vinyle. Malgré mon déjà grand et fort corps, ma gueule de meuf un peu mec, dans mon coeur j’ai pas plus de 12 ans. J’ai envie d’un disque comme on a envie d’un doudou.
Dans le hall du Music store, il y a plein de trésors, il y a trop de choix. Je ne reconnais rien. En entrant dans ce temple je croyais que je serai accueillie par les artistes que je connais et que j’aime: les Cure, Talk Talk, les Beatles… ben non, rien! Que des inconnus.
Comment je fais pour choisir? Je n’ai pas beaucoup de temps on est pressé par les anim’, il faut se décider.
Depuis l’entrée, je les ai repéré, mais… vraiment? C’est comme s’ils me faisaient de l’oeil. Je sais pas… je les trouve pas super beaux, et ça pour moi c’est quand même un critère. La fille et le premier gars, bon, passe encore, mais les deux suivants, beurk, je n’aime pas du tout. Ok je sais, c’est pas bien. La beauté c’est subjectif, et puis c’est pas ça qui compte, la la la … mais cette pochette c’est pas dingue quand même, ils sont bizarres, à s’exposer tellement frontalement! Moi je le ferais pas. Faut avoir une sacrée confiance en soi… Et avec ces couleurs, ultra pétantes…
Et, le pompon, c’est le nom du groupe. Prefab sprout? C’est la honte, un peu, non?
Malgré tout je ne vois qu’eux. Aucune autre pochette ne me fait envie. Je lutte, je suis en plein conflit intérieur, j’ai peur de me sentir un peu conne de les choisir eux. Ce n’est pas que je craigne le jugement des autres, je ne connais personne, je n’ai rien à perdre. C’est juste que je n’ai pas envie de m’identifier à ces quatre-là.
Pourtant ils me font vraiment de l’oeil. Ils m’attirent, c’est comme s’ils m’appelaient. J’ai l’impression qu’ils me tournent autour alors que c’est moi qui tourne dans ce magasin. Je crois qu’ils aimeraient bien que je sois leur copine. C’est bizarre au début je trouvais qu’il y avait trop de choix et maintenant j’ai la sensation qu’il n’y a que ce disque à vendre ici.
Derrière, ça commence à s’agiter. La pression du compte à rebours m’enveloppe. Rendez-vous dans cinq minutes à la sortie du magasin! Il y a du monde à la caisse… hors de question que je reparte sans rien. Je suis comme un zombie hypnotisé devant les vinyles de Prefab Sprout, je tourne encore la tête à droite et à gauche, à la recherche d’un autre disque avec des mecs plus sexy, une pochette plus romantique, un nom de groupe moins con, mais autour c’est tout gris, zone floue. Je suis comme une abeille, aspirée par ce bleu, ce jaune, ce rouge et ces quatre… meilleurs amis pour la vie…
Ok. Je le prends. Je cours en caisse, je paye, on me rend le disque dans un sac, je sors, vite, comme si les portes allaient se refermer devant moi.
Dehors, je suis super contente. J’ai chaud au coeur. Je suis fière de moi. Je me sens mature, j’ai dépassé mes préjugés je suis sûre d’avoir fait le bon choix.
Le reste du séjour à Weymouth, j’habite chez un jeune couple que je ne vois jamais. Je ne progresse pas beaucoup en anglais: le matin, lorsque je prends le petit dej’ pain de mie marmelade, ils sont déjà partis au boulot. Le soir, quand je rentre, nous mangeons devant la télé. Je ne parle jamais avec eux. Je préfère, je respecte leur silence, je suis aussi timide qu’eux.
Dans la chambre que j’occupe, j’ai posé la pochette de Prefab Sprout devant mon lit, sur la petite commode. Pas moyen d’écouter le disque, pas de platine, rien. J’ai hâte de rentrer à Paris pour lever le mystère. Et pourtant, déjà, j’écoute la pochette avec les yeux. Je la détaille, on s’apprivoise, on apprend à se connaître. Je finis par les trouver super mignons, je les aime comme ils sont.
J’ai passé le reste de l’été à écouter cet album. La musique c’était un peu comme la pochette. Tellement étrange au début, pas sûre de vouloir aimer ça. Et puis doucement, les mélodies sont venues faire danser les jours de vacances.
Mais quand j’entends les chansons de Prefab Sprout aujourd’hui, c’est ce voyage qui me revient. La côte anglaise, la petite chambre, le pain de mie, la solitude tranquille de la jeune ado que j’étais…
Pas si seule: accompagnée par ces quatre potes, parmi les plus sympas que j’ai eu à l’époque.
Lisa Delgado