Rage Against The Machine

Rage Against The Machine

Antoine Bonnet

La musique, c’est d’abord des lieux.

– Tu viens ?

– J’arrive, j’arrive…

Samedi matin. Mes 14 ans souffreteux trainent des pieds. Corvée inévitable, j’accompagne péniblement mon père pour faire les courses hebdomadaires. Faire des courses. Quelle expression particulièrement évocatrice… Rapide, malaisante et pesante, les commissions (la grosse ou la petite commission ?) sont une plaie. Dans un centre commercial de banlieue dortoir, l’hyper hyper marché est un véritable centre-ville acidulé où tout est faux. On s’y rencontre pourtant. Écrasé par un monceau de dégueulis de bouffes et de plastique, nous tentons, tout de même, de survivre à ce génocide organisé en esquissant des « bonjours » et des « ça va ? » On erre méthodiquement. On grouille dans les courses. Pac Man au pays des polymères.

Comme à mon habitude, j’arrive dans le rayon musique. Comment dire ? Un rayon culture à Carrefour, c’est l’hopital qui se fout de la charité. C’est Godart chez Hanouna. Hélène Grimaud chez Ardisson. Je checke à cloche doigt les disques sans convictions réelles. Entre certitude que Dieu n’est pas là et mépris du temps perdu, je sais que ce petit jeu est vain mais je me suis promis ce rituel. Mais la belle est là, tout de même. Ce fut comme une apparition aurait dit Flaubert.

Revenons quelques jours en arrière. J’écoute OUIFM. Y’a quelque chose de sexy dans ces voix habiles et soudaines. Je vais vous faire un aveu inavoué. J’écoute aussi Rires et Chansons. Voilà c’est dit. Donc j »oscille entre deux stations au gré de mes humeurs. Ce soir là, je capte Oui FM sur un riff sauvage, lourd et saccadé. Le mec me prend à la gorge en gueulant un « Fuck you, I won’t do what you tell me ! Motherfucker ! » A l’époque, on ne me prend pas à la gorge. On me prend aux tripes. Kurt va mourir. Metallica nous parle enfin et le spleen glisse sur des larsens. Mais le mec là, il n’a pas le spleen. Il est en colère. Comme une hyène, il nous prend à la gorge et ne lâche plus jamais sa proie. Dernier riff et puis, plus rien. Le souffre retombe dans un silence qui est une reprise de souffle. Avec sa voix de commandant de bord, la speakeuse me parle d’un Rage Against The Machine, de Killing in the name, de rock fusion… Et nous laisse en plan.

Je ne m’en suis jamais remis depuis. Au collège, je n’en parle à personne. J’ai cette prétention des pionniers. Par chance, mes potes ne semblent pas avoir été percutés. J’avance mes pions secrètement. Car oui… Dans ce haut lieu du capitalisme profond qu’est l’hyper hyper marché, je tombe littéralement sur le disque de Rage Against The Machine. Sur la pochette, un corps brule. Je me saisis tout de même du tison. Mon père comprend et glisse la bombe sur le tapis roulant. C’est une sorte de deal entre nous. Je l’aide au bagne et je peux glisser une sucrerie de temps en temps. J’apprendrais plus tard que le corps brulant sur la photo est celle d’un moine bouddhiste qui s’est immolé par le feu. Un acte de résistance contre la dictature catholique au Vietnam. Violence de l’image, de la guitare, des mots, des hurlements. Non-violence de la résistance. C’est dans l’antre du monstre que s’opère mon auto-combustion. Zack La Rocha m’a appris la colère.

Antoine Bonnet
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Antoine Bonnet est historien d’art. Il a publié plusieurs ouvrages dont: « La LSF pour les nuls » (First), « La philo dans les séries » (De Boeck), « Poétique de la décroissance » (Mix) » ,  « Les losers magnifiques de l’histoire » (Opportun) ou « Quand le rock est écolo. Sexe, drogue et Quinoa »(Camion blanc)

 

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