Daniel Johnston

Lost and Found

Julie Nakache

11 septembre 2019 Daniel Johnston est mort. J’ai reçu le sms de Fred à 22H00. J’ai pensé aux tournées avec Gâtechien, à Rimbaud, aux combats de l’enfance et de l’adolescence, à mes robes des années 2000 et à mes bottines à lacets, aux avions qui s’écrasent dans le ciel, au monde en flammes devenu fou.

J’ai vingt-cinq ans. Je porte une robe à fleurs et je voudrais que tout commence comme dans les livres. Je me rêve extravagante, pleine d’assurance, sauvage. Le Vito jaune roule à vive allure, à l’arrière on fume des cigarettes avec les copines. Elles portent des tee-shirts d’AC/DC ou de Joy Division, rient aux éclats. Converse, Doc Martens ou bottines à lacets, rêves de liberté, Rimbaud, encore, toujours. J’ai déchiré mes bottines/aux cailloux des chemin. Dans ma tête j’écris de mauvais poèmes.

Je me laisse gagner par le vertige de la vitesse. J’ai envie de vivre vite, fort, loin. Mon imagination erre à mesure qu’on avale des kilomètres. J’entre dans le paysage, dans le calme des champs, dans l’amertume des arbres de bord de route. Les fleurs de ma robe rient de tous leurs pétales. A l’avant, la boîte à gants entrouverte laisse apercevoir une carte routière, une paire de lunettes de soleil et une pochette de CD. Du rouge, du bleu, du vert, du rose comme à l’école primaire. Rimbaud et son « Dormeur du val » aux trous rouges. Les dessins enfantins : un pianiste, une femme à la peau mate, bikini rose et posture de pin-up, un petit personnage bleu à l’allure de fantôme dialoguent façon comics américains. Les couleurs de l’image s’accordent avec celles des fleurs de ma robe. Les tiges tressaillent sur le tissu. Casper le petit fantôme danse dans l’habitacle. C’est ma première rencontre avec le génie dérangé. Des années plus tard, l’homme que j’aime me représente sur une pochette de disque, peau mate, maillot noir et serviette bleue. J’ai enlevé la robe à fleurs. Courage, mon amour! Moi aussi, je suis devenue un personnage de comics.

Un an après la mort de Daniel Johnston, une pandémie tue des gens par milliers. Je suis plus amoureuse que Laurie et je n’épouserai pas de croque-mort. La voix s’élève dans le camion, une lamentation déchirée par le violoncelle, des fausses notes. Les paysages défilent et je me dis que cette lumière désordonnée nous donne une place dans le monde. La voix éraillée de l’enfant dont j’ignore encore le nom crie dans l’habitacle. « Wishing you well/as i spend time in hell ». Elle parle de désarrois, de rêves, de risques et de pluie, elle dit ce qui reste de l’amour quand les amants ont déserté les chambres. Je ne parviens pas à détacher le regard de cette pochette. L’enfance y surgit, vacillante dans sa naïveté. L’adolescence, ses tourments universels jaillissent des figures tracées au feutre ou au stylo bille tandis que le van roule vers son prochain concert. L’American Way of Life vu du côté des perdants. Les fleurs de ma robe pleurent les amours perdus, tournoient, saisissent le fil fragile des mélodies. J’ai vingt-cinq ans. Je me sens comprise.

En 2015, Lana Del Rey reprend « Some things last a long time ». Les fleurs de ma robe ont fané, les Gâtechien continuent de tourner, je rêve encore kilomètres et liberté, les fantômes bleus et les pin-up brunes ont pour toujours le goût de l’été. Je sais maintenant que certaines choses durent toute la vie. 

Julie Nakache
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Julie Nakache écrit de la poésie et des romans. Ses livres sont publiés aux éditions Le Temps qu’il fait et En Exopotamie. On trouve aussi ses textes au sommaire de nombreuses revues ou anthologies.
Son travail a été présenté dans des journaux comme la Quinzaine littéraire. En parallèle, elle co-dirige la revue Ou Bien feuille d’arts et de littérature.
Elle donne parfois en musique des lectures publiques de ses textes.
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