Nikki Sudden & Dave Kusworth - Jacobites

Robespierre’s Velvet Basement

Nesles

Belgique. Novembre. Fin du jour. 1987. Partout des ombres. L’hiver, la grisaille et le froid gagnent du terrain. Dans ce pays qui n’est pas vraiment le mien, je suis venu refourguer auprès de quelques labels locaux les albums et k7 démos de groupes punks ou new-wave de banlieue parisienne dont les membres sont bien plus âgés que moi, mais que je viens défendre en incurable fan. Le matin, j’ai déposé des enveloppes aux sièges de Crammed Discs, des Disques du Crépuscule et de Pias où j’ai croisé Daniel Darc, « zombiesque » – ce sera d’ailleurs le début d’une longue série de rencontres toujours plus improbables les unes que les autres.

 

Bruxelles en hiver donc. Tout concourt à foutre le cafard et pourtant rien ne m’atteint : je viens de voir dans une salle de cinéma vide et glaciale « Les Ailes du Désir ». Grâce à ce film, le glauque et la morosité sont enfin devenus sexy. C’est comme si je venais de palper toute la moiteur des clubs berlinois, comme si j’en avais aspiré les volutes toxiques, mordu au sang par les accords acides et cinglants de Rowland S. Howard, Nick Cave, Crime and the City Solution… Entré presque par hasard dans un monde dont j’ignorais tout deux heures auparavant, à présent je bats le pavé, errant, sans but, sonné comme on peut l’être après une révélation : je ne suis plus seul, j’ai une famille.

C’est dans cet état cotonneux que, sans que j’y prenne garde, mes pas me conduisent jusqu’à une ruelle étroite qui serpente vers une échoppe toute de guingois et mal éclairée.

À cette époque je n’achète pas de disques. Mon maigre pécule passe en bandes dessinées, livres de poésie obscure et paires de chaussures trop vite usées. Cette boutique qui m’attend au bas de la rue va changer la donne. Plus je m’approche de sa vitrine sale et encombrée, plus je sens que quelque chose de précis m’attire : au milieu de mille bizarreries entassées en vrac trône la pochette d’un disque vinyle. Je m’approche, magnétisé, sous hypnose. Sur la photo du recto, deux types me regardent fixement, narquois, goguenards : Nikki Sudden et Dave Kusworth. Je viens de passer deux heures à Berlin, je suis en Belgique, et voici que l’Angleterre me tend les bras. Ce qui se joue ici se joue entre ces deux types et moi. Je ne cherche pas à lutter et me laisse happer. Qui sont ces deux ahuris maquillés, sapés et coiffés si étrangement ? Des rockers ? Des hippies ? Des clochards ? Tout ça à la fois ? Visiblement hors circuit, ils ont l’air de s’en foutre royalement, ce qui n’est pas pour me déplaire, et semblent dire : « On n’a peut-être pas été invités mais on compte bien rester, et il va falloir faire avec ». L’essence même de l’esprit punk. Je l’ignore encore mais je viens de trouver en ces deux freaks déglingués mes beautiful losers à moi.

Passé ce moment de sidération, j’entre dans le magasin, plus nerveux que fiévreux, et demande à voir le disque cryptique. Je commence mon inspection. J’ai l’impression de manipuler de la nitroglycérine. Le poster intérieur du « Double Blanc » des Beatles me semble soudain n’être qu’une collection d’images désuètes, sympathiques et naïves à côté de ce que je tiens là.

Aujourd’hui encore tout me semble dingue sur cette pochette qui ne date pas des années 60 ou 70 mais bien de 1986. Un anachronisme qui n’a pourtant rien d’une pose : ça transpire l’authenticité, rimmel compris. À ce titre, on est bien plus proche de Dylan que des Stones – ce qui se confirmera à l’écoute. Ces mecs ne connaîtront peut-être jamais le succès, n’auront peut-être jamais les poches pleines de dollars, de diamants, mais ils ont l’essentiel, un truc que personne ne pourra leur voler : l’attitude et ce qui est à l’intérieur, fixé dans la cire.

La typo tarabiscotée rouge sale et la répartition des diverses mentions rendent la lecture difficile. Quel est le titre exact de cet album ? Quel est le nom de ce groupe ? Pourquoi « Jacobites » ? Comment ça se prononce ? Pourquoi « Robespierre’s Velvet Basement » ? Rentré chez moi il faudra que je pense à compulser l’encyclopédie familiale Larousse, et peut-être même aussi « l’Histoire de la Révolution Française » de Michelet. Malgré le jugement sans appel de John Lennon « le vin anglais c’est comme le rock français », un sentiment chauvin et un peu idiot m’envahit et me laisse espérer que la partie n’est peut-être pas totalement perdue, que nous ne sommes peut-être pas complètement nés du mauvais côté de la Manche, sur la touche, puisque d’authentiques musiciens anglais s’inspirent à la fois de notre histoire hexagonale et de notre vocable. « Jacobites ».

La composition de l’image de la pochette elle-même me perturbe : placés très bas dans le cadre nos deux anti-héros campent devant un décor semi-urbain, difficilement identifiable, anachronique lui aussi. Où sont-ils ? Tout ici est contraste, paradoxe, et se révèle dans chaque détail – jusqu’aux gants de cuir et colifichets tenant lieu de Légions d’honneur. Ça sent la classe et la crasse, l’aristocratie et le prolétariat, l’élégance et l’obscénité. C’est tout bonnement fascinant.

Je me concentre ensuite sur le verso et y découvre deux autres photos, floues, la tracklist dont certains titres me captivent déjà (Son of a French Nobleman, Snow White, Silken Sheets, Big Store, One more string of Pearls, Only Children Sleeping…), le logo et le nom du label Glass Records* qui m’est inconnu et tout un tas d’informations hautement pittoresques. Le temps se fige, plus rien n’existe. Je ne suis plus en 1986, j’ai bel et bien glissé dans une faille spatio-temporelle. Après un long moment d’étourdissement, je finis par sortir le disque de son étui de protection intérieur qui sent le carton et le vinyle, et y déchiffre au centre quelques inscriptions étranges, gravées à la pointe sur les deux faces, le long du macaron : « It’s all a cherry on, yes dear »** et « Ich bin ein Hamburger »***. Tout un programme. Je n’ai pas encore écouté cet album et pourtant il me plaît. Coup de foudre. Inexplicable. C’est décidé. Je le prends. Je paie. Je sors. Et déjà j’ai peur de le perdre.

Dehors le soir a achevé d’envahir la ville, la brume et la bruine sont de la partie, et je repars dans les rues sombres et étroites, mon précieux objet sous le bras. Quelque chose a changé.

Bien souvent, entre Londres et Leeds, il m’est arrivé de chercher les fantômes des Jacobites – en hiver évidemment. Cette pochette a longtemps représenté le pas que j’aurais à franchir si je voulais échapper au destin tout tracé qui m’attendait à la sortie de la fac. Je ne l’ai compris que plus tard. C’était à la fois terrifiant et terriblement excitant. Parce que cet album me soufflait à l’oreille que la liberté aurait un coût dont j’ignorais encore le montant.

Nikki Sudden meurt d’une crise cardiaque, en mars 2006, seul, après un dernier concert donné dans un club new-yorkais ****.

Son acolyte Dave Kusworth l’a suivi en septembre 2020, lui aussi dans une indifférence quasi générale.

Encore aujourd’hui, quand j’entends la sirène d’une ambulance qui traverse la ville, les premières notes d’«Ambulance Station» me reviennent. Immédiatement. Il en sera toujours ainsi. 2’44 de plaisir et d’agonie. Le Rock’n’Roll quoi.

So long the Jacobites. Long live the Jacobites.

 

* le label Glass Records est connu pour avoir également sorti des albums de Spacemen 3, The Pastels, Jazz Butcher, David J, Red Crayola, The Apartments…

** « C’est une cerise sur le gâteau, oui ma chère. »

*** « Je suis un hamburger. »

**** The Knitting Factory

 

 

Nesles
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Nesles est auteur, compositeur, interprète. Depuis 2015, il organise les Soirées Walden à Paris, où il partage l’affiche avec les musiciens invités. Son nouvel album « Barocco » sort le 30 mai 2025 (cover art Pascal Blua)

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