New Order
Get Ready
par Vincent Giudicelli
Rues désertes et soleil mesquin jusqu’à fin août : à Paris, en 2001, l’été était comme d’habitude et rien ne le différenciait de ses prédécesseurs. J’ai redécouvert New Order à la fin de cet été-là, après notre semaine syndicale de grosse chaleur, grâce à la compil d’automne des Inrocks. Entre un titre de Dominique A et un autre de Macy Gray figurait “Vicious Streak”, beauté épurée où ciel bleu de synthèse et bruine électrique se mélangeaient sous la voix claire de Bernard Sumner. Il s’agissait là de mon premier contact avec l’album Get Ready, vraisemblablement acheté dans la foulée à la Fnac Bastille (RIP), entre deux cafés en terrasse aux Phares ou à La Renaissance – j’avais des journées de dingue.
Je vivais seul à Paris et je crois que jamais je n’ai autant apprécié la solitude que pendant cette période-là, dernières années d’une époque bénie où les amours se liaient ailleurs que sur internet. J’avais l’âge, 28 ans, où la solitude n’est que la promesse d’une rencontre prochaine dans une soirée imprévue et je sortais beaucoup. Si d’aventure je rentrais seul, je me réveillais le lendemain matin avec France Inter, à la douce voix de Pascale Clark et de son excellent Tam-tam etc. et paressais sereinement le temps de l’émission dans mon futon de la largeur d’un crédit pour retraité suisse. Je profitais des horaires décalés d’un job d’ouvreur très bien payé à l’Opéra Bastille – dix minutes à pied de chez moi – mes collègues étaient tous des crèmes, on faisait notre boulot sans qu’on ne nous demande rien, on nous foutait la paix. Je m’y étais fait des amis aussi fins qu’intéressants, les filles étaient à la fois jolies et cultivées, pourtant il n’y avait pas d’histoires de cul, on allait ensemble boire nos pourliches en sortant du boulot, bref, c’était simple et sain, d’une insouciance bienfaisante.
Pourtant, au milieu de cette quiétude presque vaudoise, il y avait eu le 11 septembre et ce mardi soir rivé à TF1 jusqu’à tard dans la nuit. Les jours suivants étaient à la fois étranges et rassurants.
Etranges parce qu’il s’agissait d’un attentat qu’Hollywood n’aurait pas imaginé et que nous entrions de plain-pied dans l’ère du terrorisme télévisé, dans cette esthétique de l’épouvante sensationnelle, à la fois hypnotique et écoeurante, sur laquelle BFM-TV, créée quatre ans plus tard, s’empressera de surfer pour coller à son époque et rendre notre cerveau encore plus disponible à traiter l’angoisse en consommant un max ; rassurants parce que le temps d’une sidération, les Parisiens, dans la rue, dans les files d’attente des supermarchés ou des cinémas, se parlaient de nouveau. Ils avaient les yeux plissés de compassion les uns pour les autres, c’était curieux à observer, on les confondait assez facilement avec des gens équilibrés. Pendant deux ou trois semaines, Paris avait cessé de ressembler à une grande ville pour redevenir une cité et nous nous laissions de nouveau pénétrer par la beauté. Les amitiés semblaient plus simples à nouer, les promesses des amours débutantes empiétaient largement sur la méfiance et les nuits de ce nouveau millénaire délivraient encore un peu de clarté.
Nous ne le savions pas encore, mais notre fascination pour l’an 2000 venait néanmoins de voler en éclats. Nous vivions les dernières années du dernier grand moment de foi en l’avenir de l’humanité. Notre première fin du monde. Il y en eut d’autres, plus silencieuses. Facebook devint accessible à tous fin 2006 et le terme “réseau social” changea de sens. La crise financière survint deux ans plus tard ; quand on demanda à Alan Greenspan les raisons de ce crash, il déclara avoir été dépassé par les technologies d’automatisation des marchés financiers – premier cas malheureux et désastreux d’une prolétarisation des esprits gagnant chaque jour du terrain. Depuis, le drone est devenu un cadeau, la NSA sait presque tout de nous grâce à notre smartphone, Google a enregistré la totalité de notre parcours sur internet depuis quinze ans et certains enfants en bas âge développent au contact trop répété des écrans des symptômes autistiques. Les étés à Paris, eux, n’ont plus qu’une lointaine ressemblance avec celui de 2001.
Je ne sais pas si on réalise à quel point tout cela est allé vite.
Il n’y a donc rien d’étonnant à se souvenir de ce passage de millénaire comme du dernier vrai bouillonnement culturel. Mulholland Drive, Virgin Suicides, In the mood for love, Yi-Yi, Fight Club, American Beauty, Millenium Mambo, Amours chiennes, The Yards : tous les films que j’allais voir étaient bons. Côté musique, pareil : il y avait eu la sublime déflagration poétique des Islandais de Sigur Rós, le renouveau du rock new-yorkais avec les Strokes, les somptueux Vingt à trente mille jours de Françoiz Breut et Stories from the city, stories from the sea de PJ Harvey… Tout ça avait une sacrée gueule…
Parce que pendant deux ou trois ans, vraiment, ça n’arrêtait pas. Et puis…la densité s’est réduite. Après 2001, il m’a semblé que les films ou les disques qui élargissaient notre vision du monde devenaient de plus en plus rares, que l’on nous a principalement gavé de films de super-héros insipides, calqués les uns sur les autres et dont l’acmé était l’interminable scène de destruction urbaine. Sans doute cette parcimonie de grands films à ouverture maximale des neurones annonçait-elle le début de la fin de quelque chose. Get ready à quoi ? Il valait mieux ne pas le savoir.
Toujours est-il que parmi les nombreuses sorties que je retiens de ce début de siècle, je place celle des mancuniens parmi les plus marquantes. Pour la musique évidemment mais aussi grâce (ou à cause) de sa pochette. La photo peut paraître banale, et cette fille androgyne en jean et t-shirt (l’actrice allemande Nicolette Krebitz), pas très impliquée, presque désincarnée, un peu voutée, l’oeil dans un caméscope, ne retiendrait pas l’attention sans ce trait rouge qui barre la photo en noir et blanc – la signature minimaliste, élégante, reconnaissable entre toutes, du génial designer Peter Saville. Car rétrospectivement, cette pochette décalée, sophistiquée parce que faussement pauvrette, cette pochette atone, terne, inexpressive, a quelque chose de prophétique. Elle ressemble à ce que va générer ce début de troisième millénaire : un anonymat voyeur qui n’a plus grand-chose à revendiquer, si ce n’est d’être lui-même, de croire que la vacuité de son regard transcende la moindre parcelle de réalité en événement digne d’intérêt.
Cette pochette, aujourd’hui, vingt ans après sa sortie, à mesure que je la regarde, je la trouve de plus en plus glaçante.
Concernant le son, c’est le contraire. Les frissons qui parcourent l’album sont de ceux qui réchauffent et donnent envie de ne plus rien savoir du temps qui passe. Même fraîchement reformé après une séparation de plusieurs années, New Order fait partie de ces groupes dont, aux premières mesures, on reconnaît tout de suite la patte. Souvent imitées, jamais égalées, les mélodies évidentes de Sumner, les notes hautes de la basse de Peter Hook, la batterie métronomique de Stephen Morris et les nappes synthétiques du clavier de Gillian Gilbert trouvent sur Get Ready le supplément d’âme qui fera de cet album l’un des plus intemporels du groupe. Il aurait pu sortir en 1988 comme il pourrait sortir dans deux ans, on ne verrait aucune différence.
Get Ready a tôt fait de tourner à plein régime sur ma chaîne hi-fi. Passé l’orageusement pop “Crystal”, mon coup de cœur se porta sur “Turn my Way” et son intro susurrée par la voix nasillarde et plaintive de Billy Corgan, venu faire une pige chez ses grands frères. Le refrain, construit sur une série de négations et terminé par l’affirmative est à peu de choses près, ce qu’il faut, dit-on, éviter en littérature : dire “j’ignore” plutôt que “je ne sais pas “. Mais ici, c’est juste une chanson, on ne va pas chipoter, et les images sont bien assez fortes et concrètes pour marquer l’auditeur et résumer en quatre lignes la recette pour échapper à la vie de Monsieur-tout-le-monde.
I don’t want to be like other people are,
Don’t want to own a key, don’t want to wash my car,
Don’t want to have to work like other people do,
I want it to be free, I want it to be true.
J’adorais ce refrain. Je le vénère toujours. Il est brutal et doux. Fatigué et subversif. A la fois méchamment Houellebecquien et ironiquement marketing, presque coca-cola-esque. Au milieu de notre époque invertébrée, il tient encore la barre sans concession et invalide tous les beaux slogans publicitaires : Sois toi-même, Deviens ce que tu es, Reste Libre, N’écoute que toi – mais ne t’écarte surtout pas du troupeau. C’est au fond ce que je retiendrai toujours de ces quatre lignes de “Turn my Way” et de cet album : ils me rapprochent de moi-même et me préservent de leur mieux d’un monde qui voudrait me faire croire que je suis l’un de ses habitants ou qu’y trouver ma place fait partie intégrante de mon programme d’épanouissement.
Je crois aussi que, de loin en loin, ce disque a toujours résonné dans mes amitiés. Ceux qui font toujours partie de mon cercle lui ressemblent et j’aime à penser que lorsqu’ils l’écoutent, ils pensent la même chose de moi. Si nous écoutons Get Ready, nous savons que le sujet déviera immanquablement vers cette première fin du monde à laquelle nous avons assisté. Vers celles à venir, aussi, qui ressemblent chaque jour un peu plus à un effondrement, aussi bien physique que moral. Nous barrons alors le présent d’un trait rouge, comme pour le figer. Nous effaçons les nuits de moins en moins claires en nous entourant des notes de cet album comme d’une écharpe de mélodies qui ne vieilliront jamais. Je crois que, secrètement, nous aimerions revivre les deux ou trois mois précédant sa sortie. Juste histoire de se rappeler à quoi ressemblent un été normal et une promesse d’avenir.
Vincent Giudicelli est journaliste rock et auteur. Cardinal Song est son premier roman.