Timbuk 3

Greeting From

Anna Rozen

C’est tellement beau, ce qui nous attend : des musiques, des histoires, des rencontres, des succès, du pouvoir d’achat (on peut débloquer notre participation aux bénéfices de l’entreprise, c’est le Président qui l’a dit ! Luxe, excès, folies !) des déjeuners, des fêtes, des loisirs, des voyages, Alzheimer, le cancer, le grand âge. Tellement beau, tellement brillant, tellement grand et fort le futur : un soleil à ne regarder qu’à travers des lunettes noires.

« Shades » évidemment fait beaucoup mieux l’affaire : des ombres, très sombres.

« Qu’est ce que tu penses de mes ‘sombres’ Chanel, elles me vont bien, non ? J’ai débloqué ma participation et j’en ai pris deux paires. »

C’était très rock, les shades, dans les années en « ies », plus tellement maintenant vu que tout le monde en porte. Tout le temps. Surtout les ados italiens, surtout les vendeurs de fringues, surtout les filles, surtout les garçons, tout le monde quoi, tout le monde tout le temps.

Donc j’ai mis des lunettes sombres pour regarder mon brillant avenir en face, sans pleurer de rire. Ce qui me permet en passant de ne pas voir mes contemporains. Quand je ne les vois pas, j’ai la reposante impression qu’ils ne me voient pas non plus. J’autruche sous mes lunettes. C’est une joie paisible.

Parce que voilà, j’aime l’avenir. Comme ça, d’avance, parce que ce sera nouveau donc forcément bien. En revanche, les gens autour, j’aime moins, en tous cas, pas sans réserves. Pour les voir encore moins, je mets de la musique dans mes oreilles. De la musique d’avant. Je regarde l’avenir, j’écoute le passé, je me garde du présent. J’écoute Timbuk3 fort, mais pas trop, je jette un œil à l’extérieur de mes lunettes d’ombre pour vérifier que mon volume sonore n’indispose pas mes voisins immédiats. Les sourcils ne se haussent pas plus que les épaules, ça va. Plus je suis discrète plus on me fiche la paix, oubliez-moi !

Je dandine des hanches … intérieurement. The future’s so bright … en BO de mon trajet en métro. Tout devient cinématographique avec de la musique. Les autres me deviennent un spectacle, je ne suis plus dedans.

Le gars qui fait la manche a l’air mystérieux et philosophique, le vieux prof avec son cartable bourré, qui occupe deux strapontins à lui tout seul, semble sur la piste d’une découverte révolutionnaire, ou d’une révolution sanguinaire, la grande brune à long nez est certainement nue sous son manteau noir, ou écorchée peut-être, et les deux vieilles dames en chaussures de montagne ne peuvent être que des terroristes kamikazes.

The future’s so bright … Le présent nous éblouit pas mal aussi.

Je n’aime pas les chansons marrantes, mais un peu d’ironie dans les paroles ne peut pas nuire. Ils ont raison les deux Timbuk3 : plus l’horizon est noir, plus il faut lui montrer des dents blanches, un sourire large et franc.

Non seulement je porte des lunettes de soleil et des oreillettes à musique dans le métro, mais en plus, malgré la chaleur, j’ai gardé ma veste, je me préserve ainsi des bras nus tiers qui frôlent dangereusement les miens. Il suffit d’un arrivage important, à Châtelet par exemple, pour que je me trouve en contact avec un épiderme inconnu. Ça n’est pas supportable. Je hurlerais. Aussi ne prends-je pas le risque. Des manches quoi qu’il arrive, des manches, des notes et des ‘sombres’. C’est pas la saison des moufles, il ne faudrait pas beaucoup me pousser. Pour vivre heureux vivons masqués.

Il ne s’agit d’ailleurs pas tellement de bonheur, ça n’est pas le bonheur qui nous attend, juste le futur. Et le futur c’est quoi ? Ben justement on ne sait pas, c’est pour ça qu’on reste. Des musiques nouvelles. De nouveaux gens, de nouveaux jouets, des mots qu’on ne dit pas encore et qui apparaîtront, on ne pourra plus vivre sans, on se demandera comment on faisait avant.

C’est la curiosité qui nous tient là, le nez levé vers le temps qui viendra, les yeux cachés derrière nos shades. On attend, on entend. On s’attend à des surprises.

Pat et Barbara Mac Donald aussi s’attendaient à des surprises, des bonnes, quand ils ont sorti leur premier album en 1986. Et ça a marché, la chance des débutants, un titre dans les charts : the future’s TRES TRES bright.

Et après, plus jamais. Six albums en tout entre 86 et 95, à chaque fois, l’avenir qui brille devant eux comme une route dans la nuit pavée d’étoiles. Et puis en fait, non.

On y croit, on y va. De toute façon tant qu’on est là, on y va, même si ça ne marche pas. A l’abri derrière nos verres, on fonce. On pourrait aussi bien rester assis sur nos fesses avec ou sans lunettes, devant notre écran. A regarder en boucle leur clip en noir et blanc : un âne qui marche dans le désert un poste de télé ficelé sur le dos. Tout le poids du monde moderne déjà vieux. Le même que sur la pochette du maxi-single. Et les deux Timbuk3 qui grattent devant une caravane, maigrichons rock. Elle blonde, lui légèrement Rickokasekien, chacun ses shades, un même futur d’amour commun et le soleil qui cuit tout ce qui bouge, sans pitié, sans état d’âme. Des cheminées de centrale nucléaire. Une idée sobre du désespoir. Ils le voyaient vraiment le futur …

Et nous, comme eux, dans l’avenir on recyclera les bonnes idées, comme on a toujours fait. L’important c’est de recycler avec talent, recycler dans l’air du temps. Recycler pour avancer, sans oublier nos lunettes et nos gants de plomb.

Paraît qu’ils continuent à chanter, les deux de Timbuk3, chacun de son côté. TomboucMoi et TomboucToi sont dans un bateau, plus dans le même.

Ça ne les empêche pas de voguer vers l’avenir, méfiants comme ils étaient, goguenards, ironiques, grimaçants, toujours les yeux cachés par des shades, toujours les mains sur un instrument. Inutile d’espérer pour continuer, même si parfois, ça aide.

Anna Rozen
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Depuis « Plaisir d’offrir, Joie de recevoir » paru en 1999, une dizaine de bouquins d’Anna Rozen ont été publiés, principalement aux éditions du Dilettante. Le dernier en date s’intitule « Loin des Querelles du Monde ». Mais de près ou de loin, elle reste à l’écoute, et notamment d’Écoutons nos Pochettes en tant que correctrice.

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