1988, Luc Besson sort dans la douleur son 3e long-métrage : Le Grand Bleu.
On se rappelle bien sûr cette affiche déclinée sur la pochette du disque, mais aussi en poster, t-shirt et autres objets de marketing : Dans le bleu d’une nuit de pleine lune, un dauphin saute au-dessus d’un homme au milieu d’une mer scintillante.
Le destin a voulu que mon grand-père, alors PDG de Radio France, soit présent lors d’une projection privée avant sa sortie au cinéma. Il me confia qu’à l’issue de cette séance, les critiques furent cinglantes. Mon grand-père fut l’un des rares à avoir encouragé Luc Besson et à croire au succès de son film. Un des rares qu’il aura vraiment réussi d’ailleurs.
En 1988, moi j’ai 11 ans et ma vie aussi va basculer. Déjà en 86, l’arrivée d’une première petite sœur m’avait destituée du statut privilégié d’enfant unique, puis une seconde. Notre appartement parisien du 12e devenu alors trop petit, nous force à déménager.
Ignorante des considérations financières de mes parents, je prends comme un affront, une déclaration de guerre, cette migration forcée en terra incognita, dans un trou paumé des Yvelines appelé Aulnay-sur- Mauldre.
Je défie quiconque de réussir à le dire sans avoir l’air bourré. Ta langue reste bloquée à ton palet et tu dois faire un effort d’articulation colossal si tu veux qu’il sonne à peu près sexy.
Je vous laisse essayer…
J’ai toujours détesté cette maison : froide, dans son jus et surtout loin de tout ce que j’aimais à Paris. Passer du métro aux champs boueux : Mais, ils ne m’aiment plus ce n’est pas possible ?
Je revendique alors une adolescence précoce : THE passe-droit implacable et légitime pour bien faire chier mes parents. Sauf qu’en général mes crises se terminent dans ma chambre, en colère, avec l’envie de partir en pleine nuit, sans laisser de mot, juste pour leur montrer à quel point je leur en veux. Oui…Mais… Dehors, il fait froid, je vais avoir peur toute seule et faim aussi.
Une échappatoire, vite, de l’oxygène! j’ai besoin de m’évader, de fuir cette réalité douloureuse, de croire encore que les miracles existent.
Mes CD sont sur l’étagère poussiéreuse de ma chambre. Je saisis le premier, en haut de la pile : C’est la BO du grand Bleu, album de génie d’Éric Serra aux sonorités enveloppantes, qui illustre à merveille l’aventure d’un homme qui lui aussi fuît sa réalité.
Je m’allonge par terre, je ferme les yeux, les mains sur la poitrine et je pars… Dès les premières notes je plonge avec Jacques dans les profondeurs de l’océan. Ce mélange d’électronique et d’acoustique me saisit jusqu’aux os. Je m’enfonce encore et encore jusqu’à l’arrivée du saxophone: explosive!
À ce moment-là les Yvelines laissent place aux superbes paysages de la Sicile et la vielle maison, elle, est balayée par les vagues de la Méditerranée. Je suis Johana et mon cœur n’appartient qu’à Jacques. Je retiens ma respiration le plus longtemps possible : 30 secondes. Ok, y a encore du boulot. Mais à l’époque quelle midinette ne craquaient pas pour Jean-Marc Barr et la musique d’Éric Serra ?
10 ans plus tard, j’aurai l’immense honneur de le rencontrer… Il sera présent à l’Élysée aux côtés de Jean Reno. Lui et mon grand-père se verront remettre des mains du président de la République la Légion d’Honneur. Mais moi je m’en fous de Jacques Chirac, ce que je veux c’est approcher Éric Serra. Le buffet m’offre cette occasion unique.
C’est maintenant Mélanie, à toi de jouer, ne loupe pas le coche. Dis-lui à quel point sa musique a nourri ton imaginaire d’ado et tes espoirs de vie. Mais aussi à quel point il t’a aidé à supporter ta réalité banale, à survivre à Aulnay-sur-Mauldre à défaut de bien le prononcer.
Ben non, au lieu de ça je tremble, je bafouille et réussis difficilement à lui articuler un très banal : « J’’adore ce que vous faites Mr Serra! »
Mais quelle nouille !
Il répondra par un sourire et un très humble « merci ». À ses côtés, Luc Besson nous dévisagera mes sœurs et moi et nous dira : « Revenez me voir quand vous serez grandes, le monde du cinéma vous savez, c’est très cruel. » Il en savait quelque chose.
Merci Luc de m’avoir évité le « #metoo », et merci Éric de m’avoir tant fait voyager !
Melanie Faure