Carole King

Tapestry

Charles Berberian

C’est un samedi d’automne, quelque part au début des années 80.
À Paris, il fait gris, un temps idéal pour aller chez New Rose acheter des disques.

Lari et moi sommes en route, fébriles. C’est le repère des punks, des vrais rockers à la dure, rasoirs et tutti quanti. Ça rigole pas.

Lari est total crédible en rocker, tendance New York CBGB, le club qui sentait, paraît-il, la pisse et la bière. Ce n’est pas que Lari sent mauvais, loin de là, mais d’après des photos vues dans la presse, il a le look. Sa veste en cuir noir y est pour beaucoup. Moi, j’ai une veste passe partout, une veste en daim maronnasse dégotée aux Puces, avec des taches d’encre toutes fraîches, ça fait assez punk ça, je crois, non ?

New Rose, normalement, une fois à l’intérieur, l’âme No Future nous imprègne de son étreinte salvatrice. À nous les Talking Heads, les Damned, les Buzzcocks, les Stooges, Mink Deville, Elvis Costello, les Clash, Plastic Bertrand.

T’es con ou quoi ? Plastic Bertrand c’est de la varietoche.

Ah bon ? T’es sûr ?

Bon, c’est pas vraiment l’endroit pour avoir ce genre de discussion me dit Lari. C’est pas la peine de se faire remarquer, déjà que t’as les cheveux longs.

OK Lari, ça va.

Lari a déjà repéré un 45t de Télévision. Les vrais rockers achètent des 45t. Les vrais de vrais, soyons précis. Mais un 45t de Télévision, c’est encore un cran au-dessus, c’est genre l’ultra classe absolue.

Moi, je fonce vers le bac des 33t en solde. C’est dans un coin où pas grand monde ne va. Je commence à fureter et là, je la vois. Incroyable.

Elle est assise, pieds nus, dans une pièce sombre sur un beau banc en bois, posé contre une grande fenêtre. Une lumière se glisse à l’intérieur de la pièce et s’estompe aux frontières des bords du banc. Elle a de longs cheveux ondulés et elle tient dans les mains une broderie. Elle est en train de broder. Au premier plan, flou, un chat joufflu assis sur un coussin. Il me regarde. Elle aussi me regarde. Son regard est troublant. Est-ce qu’elle sourit ? Parfois, j’ai l’impression que oui, parfois je me dis que non. Enfin, si c’est un sourire, alors c’est un sourire têtu, qui défie une colère sourde.

Je connais bien ce disque. Je l’ai écouté en long, en large et en travers. J’ai longtemps regardé sa pochette. Ce disque, il appartenait à mon frère. Je ne sais plus où il est passé. Pas mon frère, le disque. Mon frère n’aime pas garder les choses, il s’en fout. Du coup, cet exemplaire-ci, il me le faut. Je ne m’en séparerai jamais.

-Qu’est-ce que tu fais ? Tu ne vas pas acheter ce truc ?

-Ben si.

Lari est décomposé.

-Mais ça va pas ? On va se faire lyncher. Comment ça se fait qu’il y a ce disque, là ? C’est un piège ! C’est pour repérer les babas déguisés en rockers.

-Ah ben dis-donc, si c’est un piège, c’est pas d’une finesse…

-Remets-le dans le bac.

-Non.

10 francs, pressage américain, Carole King, Tapestry, je ne partirai pas sans.

Je sais que je suis en territoire ennemi. Je me dirige vers la caisse. Une bande d’iguanes aux pics hérissés sont excités par ce qui déboule en ce moment à toute blinde dans les enceintes. Lari s’est carapaté, ça craint velu.

Un type avec des épingles à nourrice qui pendouillent de partout me jauge, son pote aux dents de mérou lui glisse quelques mots à l’oreille. Ils rigolent. Moi, j’avance.

Je tends le disque vers l’homme en noir derrière la caisse. Il regarde le disque.

Il me regarde et dit :

-Très bon choix.

Charles Berberian
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Charles Berberian est dessinateur et scénariste de bande dessinée. Son dernier album (2023), Une éducation orientale/Casterman, a reçu le Prix Wolinsky de la BD Le Point.

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