La Souris Déglinguée
Aujourd'hui et Demain
Laurent Feuillette
Pourquoi il est pas à la gare papa? Je sais pas. Avec ma mère on commençait à en avoir marre d’attendre au bout de ce quai de la gare de Lyon. Mais comment on va faire ? Avance! Retour à la capitale après trois ans d’exil à la cambrousse, nous sommes sensés y retrouver mon père qui, une fois de plus, n’est pas au rendez-vous. Décidément ce regroupement familial n’a pas l’air de l’emballer.
On a donc traîné nos valises dans le métro jusqu’à la station Pernety. L’immeuble était juste en face, une jolie porte cochère. Planquée derrière les voilages de sa loge, une bignole atrabilaire nous a tendu une clé en indiquant le bâtiment C, encore trois étages à hisser notre barda dans une odeur de potage rance. On sonne, pas de réponse. Soupir. Ma mère tourne la clé dans la serrure, fait quelques pas et se raidit. Autour de nous, penderie vidée, cintres sur le lit, papiers en vrac, tout ici pue le départ précipité. Sur la table du salon-salle à manger-cuisine, l’écriture de mon père, un message sibyllin: «Je suis parti tenter une expérience». Tenter une expérience? Mais qu’est ce que ça veut dire? Et comme si elle avait lu dans mes pensées : Il est parti s’installer chez cette pute, a dit ma mère. Nous sommes en août 1983, j’ai 12 ans et je me demande bien de quelle pute il est cette fois question.
Depuis notre arrivée calamiteuse ma mère patauge en pleine mélasse, c’est pas brillant. Moi j’ai la rage et je m’emmerde alors je prends l’habitude de taper quelques billets au fond de son sac et d’arpenter les environs. Il n’y a pas grand monde à Paris au mois d’août. Je traîne.
Derrière chez nous se trouve la rue de l’Ouest, un chouette alignement d’immeubles lépreux à moitié murés où cohabitent squatteurs, sans-papiers, junkies, rastas et dealers; une ambiance à la fois dangereuse et accueillante. Au moins il y a du passage. Des mamas africaines m’offrent une portion de mafé, des types me font tirer sur leur joint et se marrent quand je me mets à tousser.
Un jour des filles au look bizarre m’accostent. Elles ont les cheveux rouges et sentent le produit d’entretien. Oh qu’il est mignon, on dirait un bébé! De quoi? J’essaie de jouer au dur, ce qui les rend encore plus mielleuses. Comment que tu t’appelles? Et t’as quel âge? 15 ans, que je mens. Et ben dis donc… Allez viens, on t’emmène. Où ça? Aux Halles. Aux quoi?
Première fois que je prends le métro sans ma mère. Sortie Fontaine des Innocents et là, le choc. Des punks aux dégaines pas possibles, rangers, crêtes multicolores, ça joue, ça braille, guitares, accordéons… Un peu plus loin d’autres font la manche sous l’oeil mauvais de types aux crânes rasés. Des skins en bretelles et Fred Perry moulants avec leurs copains en parka, des Mods tirés à quatre épingles. Il y a des rockabs aussi – bananes luisantes de brillantine – qui roulent des mécaniques en promenant leurs poules maquillées comme des camions volés. Aux pieds d’une bande de rastas hilares, un énorme ghetto-blaster gronde d’un dub méchant.
Et moi, planqué sous les jupes de mes nouvelles copines, plongé dans un état de grande fascination, je scanne toute cette faune qui s’ignore, se jauge et s’invective dans une étrange cohabitation électrique. Je me trouve à l’épicentre de quelque chose dont je veux absolument faire partie. Ça tombe bien, les copines connaissent du monde, tout un panel même. Du poétique, du politique et du flippant aussi. Il y en a un qui s’approche justement, il me regarde de travers. C’est qui le gamin? C’est notre petit frère, alors t’occupes. Ah ouais? Je comprends qu’ici ma place se situe tout en bas de la chaîne alimentaire, alors je me colle encore un petit peu plus à mes copines.
Soudain, Bling! Un cri, puis un autre et tout dégénère. C’est parti de rien, une canette qui vole et Bam! baston générale. Ça rue dans tous les sens, ça court dans tous les coins. BANZAÏÏÏÏ! On détale. Je m’agrippe à mes frangines qui m’entraînent à nouveau dans le métro. Putain, mais quels connards ces skins! Bon, on fait quoi? On a qu’à aller aux Puces. Aux quoi ?
Vautrées au fond de la rame de métro, les filles se passent une fiole qu’elles reniflent en se bidonnant. C’était ça l’odeur de produit d’entretien! En douce je les regarde faire, ça sent bon l’hôpital. Elles aussi me jettent des petits coups d’oeil. T’en veux? Ok. Je fais le mec blasé et je sniffe un bon coup. Punaise, ça me file un sacré tournis leur produit! La ligne 4 se met à défiler à mach 2, les stations passent en accéléré, Pfiout! Pfiout! jusqu’à ce que Tûûût… Porte de Clignancourt, terminus tout le monde descend. Je suis encore bien dans les vapes. On sort. Périph… vendeurs à la sauvette… klaxons… merguez… ça hurle et ça résonne. Bon, tu viens bébé? Elles commencent à me faire chier les frangines à tout le temps m’appeler bébé. Mais on va où? Tu verras, avance!
Et puis d’un coup nous voilà à St Ouen, c’est calme, on entend les oiseaux. De chaque côté de petites allées pavées, des bouclards comme j’en avais jamais vu. C’est donc ça, les Puces… On se perd au fond des surplus militaires, les copines farfouillent, glissent sans vergogne des trucs au fond de leurs sacs et sous leurs corsages. Voilà qu’elles se mettent à jouer à la poupée, qu’elles m’alpaguent: Viens là, bébé, essaie moi ça! Ça faisait un bail qu’on m’avait pas emmené faire du shopping, je me laisse faire. Oh et puis ça aussi! Wow, la dégaine!
Nous poursuivons nos déambulations. La musique nous guide jusqu’à une échoppe minuscule aux murs couverts de toutes sortes de blousons de cuirs, de pantalons écossais bardés de fermeture éclair, de T-Shirts Sex Pistols… La caverne d’Ali Baba du punk. D’une paire de vieilles enceintes rafistolées coule une jolie mélodie de guitares saturées. Je tends l’oreille. C’est comme une cascade, un truc presque oriental. Puis arrive cette voix de boxeur, de guerrier d’outre-tombe, qui clame: «Si tu crois que tu fais partie / D’une partie de la jeunesse / faudra vraiment que t’en sois fier / et que tu détestes le reste». On dirait que ce type s’adresse à moi. «Ta seule arme, ta seule richesse / Ton esprit et ta force / C’est un seul parti qui s’impose / C’est le parti de la jeunesse». C’est qui ce groupe? Je regarde le vendeur, incrédule.
Il me prend de haut: La Souris. La quoi? La Souris Déglinguée, le reprennent les filles. La Souris, quoi! Même que c’est leur nouveau skeud, Aujourd’hui et Demain que ça s’appelle.
Le morceau cogne, la mélodie de guitare, entêtante, revient comme dans un hymne. Je ne quitte pas le vendeur des yeux. C’est un vinyle? Vous avez la pochette? Le type n’a pas l’habitude d’être vouvoyé et me tend la pochette comme si j’étais un demeuré.
Sur les hauteurs d’un parc de banlieue, de grandes barres d’immeubles en toile de fond, quatre mecs regardent dans la même direction. Les trois sur la droite de la photo ont l’air bien mis, presque sur leur trente-et-un, ils posent et on devine qu’ils sont contents d’être là. Celui de gauche, c’est une autre affaire. Il a l’air pressé d’en finir, voire d’en découdre, on ne sait pas très bien. En tout cas lui ne pose pas. Je n’arrive pas à détacher mes yeux des siens. Je mettrai ma main à couper que c’est lui le chanteur, mais j’ose pas demander… Finalement, un petit Scroutch! discret me tire de ma rêverie et le bras de la platine se relève. Silence. Je suis drôlement secoué.
Les frangines s’approchent, conspiratrices, me chuchotent: Tiens bébé, cadeau… C’est quoi? Et apparaît d’une de leurs mains un petit badge noir et blanc comme le drapeau des pirates ou celui de l’anarchie, sauf qu’à la place il y a trois lettres : LSD. LSD…? Mince, La Souris Déglinguée!!! Sitôt épinglé le badge au revers de mon Perfecto-simili-cuir, les frangines me poussent devant la glace de la boutique. Mate un peu comme t’es beau, bébé ! Putain mais arrêtez de m’appeler bébé, c’est chiant à la fin!
Ça a fait ricaner le vendeur qui s’est avancé: Passe moi la pochette, Bébéééé. Je t’emmerde. Enfin, je dis rien mais je l’ignore en prenant bien le temps de m’admirer dans son miroir léprosé, et je n’en reviens pas de ce que je vois. Avec mon pantalon treillis et mes rangers, mon chouette Borsalino vissé à l’arrière de la tête, le petit péquenaud que j’étais encore ce matin me paraît bien loin. Mort et enterré. Ça me fout le vertige, mais surtout ça me fait penser à ma mère et alors la rage me remonte d’un coup. Dans le reflet de la glace je vois le vendeur qui ricane à nouveau. Il aurait pas dû. J’ai toujours sa pochette dans la main. Je regarde les copines et elles comprennent tout de suite. BANZAÏÏÏÏÏ!!! qu’on a hurlé en ramassant tout ce qu’on pouvait et de filer comme des boulets de canon à travers les allées. Le temps que le vendeur réalise ce qu’il venait de lui arriver on était déjà sous le périph, hurlant toujours, moi brandissant la pochette de disque vide au-dessus de ma tête comme un trophée.
Et puis on a repris le métro. Dans la rame on était encore tout électrisés par notre razzia, on comparait nos butins. Je dois dire que comme voleuses, les frangines, elles avaient le coup de main, fallait voir les trucs qu’elles sortaient de leurs sacs et de leurs blousons, une vraie moisson! Moi avec ma pochette de disque vide et mon pauvre collier à clous je la ramenais pas trop, mais après tout je débutais et elles m’ont encouragé. La fiole a recommencé à circuler et le reste du trajet est vite passé.
En sortant de la station Montparnasse il faisait déjà nuit. De chaudes rafales de vent tourbillonnaient autour de nous. On s’est regardés, tout le monde commençait à fatiguer. Va falloir que je rentre, j’ai dit… Elles ont été gentilles les frangines, elles m’ont accompagné un bout de chemin et quand on s’est dit au revoir et qu’elles m’ont fait la bise, aucune d’entre elles ne m’a appelé bébé. J’ai poussé la porte cochère, monté l’escalier C jusqu’à l’appartement. Le retour du fils prodigue! Tu parles, ma mère dormait, comme toujours depuis un moment. J’aurai bien voulu pourtant qu’elle me voit attifé comme ça, qu’elle aussi se rende compte que j’étais plus un bébé. Qu’elle comprenne qu’à partir de maintenant, plus rien ne serait jamais comme avant. Jamais. Mais elle dormait. Alors moi aussi je me suis couché, avec toute ma panoplie. Depuis la rue, de longues stries de lumière zébraient le plafond. J’ai pris la pochette vide, je l’ai posée contre moi et j’ai fermé les yeux. Dans ma tête une guitare a hurlé, Aujourd’hui et Demain venait à peine de commencer.
Laurent Feuillette est monteur vidéo, comédien voix et musicien. Il écrit, aussi, et est déjà l’auteur d’un récit pour Écoutons nos Pochettes autour de Aphrodite’s Child.