The Smiths
The Queen Is Dead
par Hugues Blineau
Longtemps, pour moi, la pochette de “The Queen is Dead” n’a pas existé. Longtemps, je m’en suis remis à un rectangle de carton sur lequel étaient écrits, à l’encre bleue délavée, les dix titres qui le composent.
Il s’appelait Arnaud et, sans le savoir, avait joué pour moi le rôle de passeur décisif. L’échange avait eu lieu un matin de septembre, dans un de ces longs couloirs du lycée que j’aimais habituellement déserter au plus vite. Ce matin-là, la lumière ne pouvait qu’être en clair-obscur. Arnaud me fit signe de loin. Il se rapprocha, slalomant entre plusieurs groupes, pour me faire face quelques secondes plus tard.
Avant qu’il n’ouvre la bouche, je sortis mon exemplaire de “Substance”, compilation de Joy Division sortie au début de l’été, et la mis entre ses mains. Arnaud observa le boîtier un instant à la lumière. Puis il ouvrit son sac à dos, s’empara d’une deuxième K7, enregistrée celle-ci. Il accompagna son geste de quelques mots, m’affirmant que j’aimerais sûrement ce groupe qu’il écoutait depuis peu, ignorant que je le connaissais déjà. Une K7 audio : un objet sans qualité, dépourvu de toute indice visuel, de tout signe auquel se raccrocher. Aucune image, sinon le souvenir d’une photographie en contre-plongée d’un Morrissey encore jeune, coupe à la Presley, chemise ouverte sur torse imberbe, dans un numéro récent de Best annonçant la sortie de Viva Hate ! . Interview du chanteur, revenant par les mots sur la fin de son premier groupe, au nom si facile à retenir : les Smiths.
Matin de septembre 1988. La lumière dessine un rectangle sur la moquette bleue nuit de ma chambre. Je me revois placer la K7 dans son habitacle et refermer celui-ci, d’un geste rapide, décidé. Je me souviens avoir appuyé sur la touche “Play”. Peut-être, d’un oeil distrait, ai-je vu les dents métalliques tourner sur elles-mêmes. Peut-être ai-je observé la bande magnétique se dévider, alors que “The Queen is dead” emplissait déjà l’espace. Je ne m’en souviens pas. Une chose est sûre : les voix de l’introduction m’ont plu immédiatement, pour leur étrangeté. Une chorale d’enfants rassemblés sur une estrade peut-être, un souvenir d’un temps très ancien sans doute. Et je sais que je fus très vite emporté par une vague puissante, de celles dont on se souvient près de trois décennies plus tard. Une batterie qui s’emballe, des guitares qui tourbillonnent dans l’air, ultramélodiques. Une voix surtout, celle de Steven Morrissey, qui s’élève et emporte tout sur son passage, vivante, majestueuse.
Bouleversé comme rarement, je fus pendant plusieurs jours incapable d’aller au-delà des trois premiers titres de “The Queen is dead”. J’écoutais “I know it’s over” en boucle. Cette chanson portée par la voix de Morrissey : une lame tranchante, mais aussi un baume parmi les plus puissants qui soient. De ceux qui permettent, jour après jour, de lutter contre l’ennui et d’oublier le mal-être adolescent.
Il me fallut de nombreuses années avant de savoir que le jeune homme au regard vide de la pochette de l’album était joué par Alain Delon dans “l’Insoumis” d’un autre Alain, Alain Cavalier, dont j’admirais déjà les autofictions filmées, pour leur puissance mémorielle et leur retenue.
Grain d’image, effet pochoir sur la peau et le visage, un filtre vert. Des sable mouvants qui, déjà, commencent à recouvrir le corps du jeune homme en costume qui gît, là, sous nos yeux, à la verticale. Car la pochette se lit à la lumière, entre les mains de ceux qui la possèdent. Elle se regarde de près, à la manière du photographe de “Blow Up”, cherchant à trouver l’arme du meurtre, et le meurtrier lui-même, dans la matière poudreuse de la photographie. Qui a tué Alain Delon, qui a mis à terre Steven Patrick Morrissey pour le conduire à chanter ainsi, éploré, comme s’il y jouait sa vie? “The Queen is dead” ou le portrait d’une jeunesse foudroyée, fière d’avoir su résister à l’ordre du monde jusqu’au dernier instant, celui décisif. “Oh Mother, I can feel the soil falling over my head”. Et après?
Arrêt sur image : déserteur en pleine guerre d’Algérie, l’homme traqué finit sa course dans une banale cuisine. Il chute au sol dans un mouvement théâtral, au ralenti. Ses bras masquent une partie de son visage, désarticulés, comme si, au seuil de sa mort, il cherchait encore à se protéger des regards. Une action dérisoire mais visuellement très forte.
Arrêt sur image : j’ai longtemps imaginé que ce corps à l’horizontale était le mien. Les yeux tantôt ouverts, tantôt fermés, j’écoutais, allongé sur mon lit d’enfant, trop petit déjà, la suite des chansons de “The Queen is dead”. “And as I climb into an empty bed”. J’y retrouvais, à chaque écoute, les mêmes émotions qui mettaient mon corps en éveil. “Bigmouth strikes again” me faisait danser de manière convulsive, “There is a light that never goes out” rêver d’une autre vie et de l’âge adulte. “I know it’s over, still I cling”.
Hugues Blineau est l’auteur de Le jour où les Beatles ses sont séparés et de Vies et morts de John Lennon (Mediapop Editions).