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Tangerine Dream

Rubycon

par Eric Pessan

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Enfant, je tannais mes parents pour avoir le droit de regarder l’émission, c’était le lundi soir, une fois par mois, j’avais école le lendemain, mais j’insistais tant et tant que je finissais souvent par obtenir une double victoire : non seulement je pouvais voir le film, mais en plus j’en imposais le choix à toute la famille puisque nous n’avions qu’un seul téléviseur.

L’émission se nommait « L’avenir du futur », titre dont la tautologie un peu ridicule ne m’apparaissait pas à l’époque. Des messieurs (toujours des messieurs) sérieux en costume-cravate regardaient un film qui servirait de support à des discutions scientifiques. Il s’agissait de savoir si nous étions seuls dans l’univers, si la médecine pouvait greffer un cerveau, si un jour les ordinateurs penseraient comme nous, si nous irions vivre sur la Lune en l’an 2000.

Et c’est comme ça que j’ai vu King Kong, La Planète interdite, Les Yeux sans visage, La Planète des singes, Mondwest, le psychédélique Zardoz ou le terrifiant Rosemary’s Baby. Mes parents fumaient cigarette sur cigarette – Gauloises sans filtre et Royales Menthol – si bien qu’à force l’écran de la télé finissait par se voiler. Et sitôt le générique de fin commencé : au lit. Je n’avais pas le droit d’écouter les messieurs en costume-cravate parler. De toute façon, j’étais un môme, je n’aurais rien compris.

C’est bien des années plus tard, au milieu des années 80, qu’un morceau diffusé par une radio libre bordelaise m’a flanqué un sacré frisson. J’ai oublié sur quelle station je l’ai entendu par hasard : Sauvagine ? La Vie au Grand Hertz ? Fréquence 4 ? FM Graffiti ? J’étais dans ma chambre, et immédiatement les poils de mes avant-bras se sont soulevés. La musique était celle du générique de L’avenir du futur : des nappes de synthétiseur planantes, un roulement hypnotique, des gimmicks glissant d’une oreille à l’autre : cette musique était celle de l’espace, le bruit des planètes, le son du vide où nul son ne peut naître, un truc métaphysique qui me retournait comme un gant.

Je ne m’étais jamais demandé qui avait composé le générique de l’émission, j’ignorais qu’il était possible de se le procurer, je ne savais pas que les producteurs de TF1 avaient utilisé un disque existant. J’ai noté le mieux que j’ai pu le nom du groupe. Le type qui parlait à la radio expliquait qu’il était disquaire, il a donné l’adresse de sa boutique, et le samedi suivant, je suis parti en ville, cours de la Marne, à Shop 33 où j’ai pu acheter le 33 tours.

Pochette verte où il m’a fallu longtemps pour reconnaître l’onde de choc produite par une goutte d’eau photographiée en très gros plan. Le groupe se nommait Tangerine Dream, l’album Rubycon, il ne comportait qu’un titre par face, les trois musiciens du groupe avaient des noms allemands et jouaient sur des instruments dont je n’avais jamais entendu parler : du mellotron, du moog ?

Longtemps, j’ai écouté ce disque au casque, le soir, toute lumière éteinte, allongé dans mon lit, à m’imaginer flottant parmi les étoiles, à me raconter des histoires, à penser aux romans de science-fiction que j’écrirai plus tard. Cette musique m’emportait, m’angoissait et me faisait planer. J’avais 14 ans, j’écoutais The Cure, Bérurier noir, du hard rock, et bientôt, dans la foulée de ce disque-là, j’allais écouter le Mike Oldfield de Tubular Bells, le Pink Floyd des années 70, Yes, Genesis et surtout découvrir Robert Wyatt qui sera l’un des fondamentaux de toute ma vie.

J’avais 14 ans, je voulais devenir écrivain, je ne m’en vantais pas, j’étais un fils d’ouvrier, je ne connaissais rien au monde de la culture. Je lisais du fantastique, de la science-fiction. Je pense que l’adolescent que j’étais n’aurait pas cru qu’un jour il deviendrait un auteur de littérature générale, et non de genre.

De déménagements en changements de vies, j’ai toujours gardé cet album. Il craque un peu, je le réécoute de temps en temps, rarement, en prenant soin de me rendre disponible, dans l’espoir de retrouver ce frisson délicieux. Parfois, ça marche encore, je flotte. J’ai peur du jour où je n’y entendrais plus que de la musique un peu datée.

Eric Pessan est l’auteur de plusieurs romans (dont Incident de personne), de fictions radiophoniques, de textes de théâtre. Il anime également des ateliers d’écriture.

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