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Soul Asylum

Grave Dancers Union

Sophie Agrapart

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Avril 93. Sur ce toit de San Francisco les étoiles jouent à cache-cache avec des nuages trainants. Je me suis barrée d’une soirée étudiante et me voilà ici un Walkman sur les oreilles et Runaway train en boucle.

Les souvenirs souvent je les vois en couleur, en noir et blanc, en rose en gris, net ou flou. Mais ceux d’avril 93 ont la même couleur que celles de la pochette de Grave Dancers Union de Soul Asylum : blanchâtres et verts pâle. Couleurs d’une mer verte avant la tempête.

Call you up in the middle of the night…

J’appelle au milieu de la nuit pour vous raconter mon premier voyage seule en avion – Paris-San Francisco, en classe fumeur. J’appelle pour vous dire que je plane littéralement. Heureuse de quitter la Terre ferme ? Soulagée de fuir une putain de maladie ?

Pour vous dire que je suis ici deux semaines, peut-être trois. Pour vous dire que je déteste les colocataires de mon petit ami, étudiantes et étudiants en école de commerce comme lui. Les frenchies à Frisco tu vois le tableau ? Il y a une distance entre eux et moi, une incompréhension, un désintérêt aussi.

J’appelle pour prendre des nouvelles de cette putain de maladie qu’on attrape et après on en crève. Papa pourquoi ça t’arrive à toi ? Appel longue distance. PCV jamais accepté.

…You were like a blowtorch burning…

Ma torche c’est toi Andreï. Je t’ai rencontré dans l’avion Detroit-San Francisco. Tu es étudiant en mathématiques, tu viens pour trois semaines étudier à Berkeley. Tu as le même âge que moi. Au-dessus de l’océan tu me racontes ton adolescence sous les Ceaușescu. Tu me parles de ton premier jeans, que c’était incroyable d’en avoir quand tu vivais là-bas. Tu me parles de musique, de Runaway Train. Tu as un regard bleu, bleu, bleu, un sourire doux, doux, doux et un accent craquant. Je ne te dis rien de ma solitude entourée d’amis occupés à la construction de leur vie. Je ne parle pas de ma mère dépassée par les évènements, ni de mes quatre frères assiégés par la colère et le chagrin. Tu parles et moi je silencie.

…Promised myself I wouldn’t weep. One more promise I couldn’t keep…

L’avantage avec un petit ami dans une école de commerce c’est qu’il aime les clichés. Le week-end et les jours où il ne va pas en cours nous visitons Fisherman’s Wharf, Haight Asbury, China Town, Twin Peaks. Puis à moto, la côte de l’autre côté du Golden Gate. Direction Stinson Beach, Sausalito, le marché de Berkeley, match de base ball à Oakland. L’avantage de circuler en moto c’est de pouvoir dire que le vent dans les yeux c’est ça qui me fait pleurer. La mer verte tempête va bientôt se déchainer, je préfère pleurer par petits bouts.

 …Can you help me remember how to smile ?

Andreï te souviens-tu du 25 avril 93? De notre journée passée ensemble à Alcatraz ? Tu jouais au gangster durant la visite pour me faire rire. Cache-cache sur le bateau. Une journée passée si vite comme une vie, comme elle devrait être. Je pourrais m’échapper de ce toit, de cette coloc, ce soir je pourrais t’appeler et me réfugier dans ta chambre d’étudiant à Berkeley. Je reste là.

 …It seems no one can help me now…

Personne pour m’aider et je suis incapable d’écrire mon mémoire de fin d’étude. Alors, la semaine lorsque mon petit ami est en cours je me perds dans les rues rectilignes de San Francisco, je bois des thés au Café Français en compagnie d’un poster de Serge Gainsbourg, je trouve refuge dans un Lavomatic, je m’y lave la tête et je sèche mes larmes.

Bought a ticket for a runaway train…

Avril 93. Sur ce toit de San Francisco. J’aurais pu prendre un runaway plane. Pourquoi n’ai-je pas sauté? Pourquoi n’y ai-je même pas pensé ?

…Wrong way on a one-way track…

Avion de retour. Andreï siège 12A et moi 12B. Coïncidence ? Tu m’expliques les calculs de probabilité. Je veux que ce voyage ne s’arrête jamais et pourtant voilà. Paris. Petit matin après une nuit blanche, je griffonne mon numéro de téléphone sur le livre de Stefan Zweig que je suis en train de lire .

Tu ne m’as jamais appelé. Je n’ai jamais terminé le joueur d’échec.

Et puis : « Doudouce c’est toi ? » « Oui papa je suis là ».

Il a 51 ans et en paraît 71, 87, 110, il n’a plus d’âge, il ressemble à la publicité Benetton avec ce malade du Sida, mais la photo bouge, parle, respire et moi je tangue. Dans quatre mois il sera mort ce père qui a été si vivant et il me faudra du temps pour oublier cette image de mort vivant.

Et ensuite ?

Travailler. Danser. Boire. Nager. Marcher. Rire. Pleurer. Se séparer. Apprendre. Reconnaître. Aimer. Désaimer. Se taire. Hurler. Sentir. S’angoisser. S’apaiser. Donner naissance. Se disputer. Quitter. Rencontrer. Revenir.

Vivre.

Et quand la couleur blanchâtre verte pâle de la pochette de Grave Dancers Union refait surface, je file non pas comme la fille à la robe de fantôme et aux longs cheveux blonds-jaunes vers une voie de garage ou une voie sans issue, je file pour ne pas me perdre, je file pour revenir ici et maintenant. Je file dans une laverie automatique. Machine 5kg, sans prélavage, programme 30° couleur. Cycle rapide. Laver mon chagrin et sécher mes larmes dans ces endroits-là c’est ce que je garde de San Francisco avril 93.

Les Lavomatic devraient être remboursés par la Sécurité Sociale.

Sophie Agrapart est, comme presque tout le monde, googlisable.

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