Miles Davis
We Want Miles
Charlotte Pons
Sept jours qu’on roule vers le Sud et le désert. La R5 n’a pas la clim’, le radiocassette nous a lâchés et V. refuse que je fume à l’arrière.
B. s’en fout, il est plus souple.
Pour la musique, on a négocié un transistor dans un bazar. Le son est pourri, les basses saturées, mais ça fait l’affaire. Pour la cigarette, je ronge mon frein et mes ongles. De toute façon, il fait chaud, trop chaud. Et par les fenêtres grandes ouvertes, pénètre déjà trop de poussière.
Une semaine qu’on est là, à trainer nos vingt ans des médinas aux bords de l’océan, des bleds de l’intérieur des terres jusqu’au désert. A siroter des thés brûlants – « Choukrane » –, boire du Sidi-Brahim en douce, manger des brochettes sur des tables en plastique et laisser filer le temps. On a le privilège d’aller-et-venir librement, l’avenir se résume à l’immédiat et à une carte routière.
Sur les bords de route à l’asphalte déglingué, les chiens sont errants et flippants, les sacs en plastique noir dansent dans les airs, des gamins surgissent parfois et on se demande bien d’où. Dans les villages, les hommes fument et boivent le thé sur leur pas de porte, les femmes bossent et sont voilées, des gamins surgissent encore et on se demande toujours d’où. Ils courent après la voiture, agiles dans leurs claquettes. Je leur fais des sourires, B. des cocottes en papier.
Dans l’habitacle, la BO est orchestrée par V. qui passe Beds are Burning. En boucle. V. est un brin obsessionnel, ayatollah de la musique et à l’époque, très tatillon sur la question. Il est donc peu enclin à nous laisser choisir. B. s’en fout, il est plus souple. Moi…moi j’suis bien avec ces deux-là alors je peux m’abstenir de fumer à l’arrière et écouter Midnight Oil non-stop. Y’a pire.
On approche de la fin du road trip. À l’aube, on a quitté la ville réputée pour son studio de cinéma – le plus grand au monde parait-il, les Ricains ont qu’à bien se tenir – pour rejoindre Erfoud où vit Fiori, un pote de la mère de V.
Petit, nerveux, l’air un peu dingue, il nous accueille comme un maitre en sa demeure, toute virilité en avant. Je ne sais pas si je l’ai perçu ainsi à l’époque ou si c’est mon regard de quadra qui relit les choses à l’aune d’une ère post #MeToo. En tout cas il nous sort le grand jeu. Demain, nous irons dormir dans les dunes, à quelques kilomètres du poste frontière mais d’ici-là, il nous emmène faire le marché. Dans les ruelles de la kasbah, c’est le même cinéma : il connaît tout le monde et négocie tout. Y compris la viande.
Et ce soir, ce sera du cœur.
Le morceau est là, posé dans la chaleur et sur le plan de travail depuis ce qui me semble être des heures… Un cœur de bœuf, qu’il cuisinera en tagine, accompagné d’une pizza berbère.
– C’est quoi la pizza berbère ?
– Cœur-rognons.
Le morceau est là et il me semble qu’il palpite, il me semble qu’il se marbre de bleu, de marron, de jaune… Eh, oh !, suis-je la seule à me soucier des conditions de conservation d’un cœur de bœuf par quarante degrés à l’ombre ? Est-ce une considération d’européenne privilégiée, un souci petit-bourgeois que de dire que la viande, ça se conserve au frais ?
J’essaie de fixer mon attention sur autre chose, j’essaie de ne pas accorder d’importance à la nausée qui se pointe, au bad trip qui menace – le matos de Fiori est plutôt bon mais je n’ai que vingt ans, il fait une chaleur à crever et, bon dieu, les rognons passent encore mais je n’ai absolument pas envie de manger du cœur.
J’en suis là quand dans un coin du salon – une grande pièce au carrelage ocre et aux murs en chaux – mon regard accroche une tache jaune. Jaune comme le cœur d’un œuf au plat luisant de gras. D’une intensité bien plus chaude que ce soleil du désert qui m’éblouit. Je m’approche : une pochette d’album dont je m’empare. Dessus, se découpe une immense silhouette. Un grand gars en débardeur et pantalon cargo, tout entier occupé à souffler dans son cuivre, indifférent à nous. Tête baissé, entièrement ramassé sur son instrument, il semble nouer avec lui un dialogue dont on a envie d’être. Ses muscles sont saillants, sa peau noire tranche avec le jaune du fond et le blanc de ce titre qui sonne comme un slogan :
WE WANT MILES.
Je ne sais pas, je ne sais plus, si c’est moi qui ai mis l’album sur la platine mais…
… un son de dingue emplit la pièce, un truc chaud emplit mon ventre. Qui va, vient, reste en suspens un instant, repart… Ça prend son temps, ça s’installe à la basse, ponctué par la percussion, ça déroute avec un riff et puis…. LE cuivre :
Do la, do do la, fa la fa la si do si la
Alors ça cède, ça embarque tout. Ça déferle, là, dans mon ventre. Et le cuivre vient fendre tout ce qu’au fond de moi j’avais pu cadenasser, toute cette cuirasse qui conscientise, rationnalise. Et c’est bien plus que l’immensité du désert qui s’ouvre à moi, bien plus que l’étendue des possibles de mes vingt-ans.
We want Miles, oh que oui !
J’ai oublié le goût du cœur ; j’ai toujours en moi l’uppercut provoqué par la trompette de Miles Davis et les 10 minutes 39 secondes de Jean-Pierre.
Charlotte Pons a été journaliste. Elle a créé en 2016 les ateliers d’écriture Engrenages & Fictions. Elle est scénariste et autrice de deux romans (Parmi les miens et Faire Corps aux éditions Flammarion).