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Marvin Gaye

What's Going On

Camille Marziano

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Marvin Gaye / What’s going on

Il y avait quelque chose de gris dans la pochette comme dans les films de François Truffaut. Il était 2001 et tu es parti quand mes 20 ans sont arrivés. Tu es mort sans prévenir. Note que si tu avais prévenu, j’aurais dit non de toute façon.

Il pleuvait sur la pochette et ce que Marvin chantait c’était :

Say, man, I just don’t understand What’s going on across this land What’s happening, brother? What’s happening, brother?

Ne pas comprendre. Se demander ce qu’il se passe. Ce février dégueulasse. Quelque chose qui fout le bourdon, comme un rendez-vous qui ne vient pas. Attendre sous la pluie, pas de parapluie. Et moi qui t’attendrai toute ma vie. 
J’y pensais dans les couloirs de l’hôpital. La musique résonnait fort au fond. Comme un truc enveloppant.

C’est mon frère qui m’avait fait écouter ce disque, quelques semaines avant. Mon frère qui désormais était orphelin avec moi. 
Je me contentais, des années durant, des tubes de génération à la radio, des compils sur cassette audio. C’était divertissant, joyeux souvent. La musique était comme un lieu de rencontre, quelque chose qui nous parle à nous les groupes adolescents, comme une espèce de lien secret.

What’s going on a tout changé. Il m’a appris le son vibrant, fiévreux, incandescent. Il y avait ce phrasé chaud, ces enchaînements fous. Il a ouvert en moi toutes les portes. Presque j’aurais pu croire en Dieu. Ce disque était devenu ma religion.

En venant te voir à l’hôpital un jeudi, j’avais enlevé mon casque qui fredonnait :

Right on
 I know that’s alright Every day, that’s alright.

Ces mots-là étaient un si beau décor. Parce que je n’avais pas compris que je te verrais comme ça. Je n’avais pas compris non plus que la semaine d’après, je ne te verrais plus.

Tu avais dit que je souriais trop. Tu avais pris ma main. Tu avais dit aussi les points de ma main d’enfant qui avaient disparu. Tu disais des trucs comme ça.

En te quittant, je ne souriais plus. J’ai mis directement Inner City Blues. Je me souviens que j’étais révoltée contre le principe de puissance sonore limitée dans les casques. C’était pour ne pas m’entendre crier, sûrement.

This ain’t living, this ain’t living No, no baby, this ain’t living No, no, no, no.

J’ai souvent regardé ce visage de Marvin Gaye sur 33 tours. Du vert de gris autour. 
J’imaginais que l’espoir c’était ça, que Jim Hendin et Curtis McNair avaient foutu du jaune dans les lettres gothiques et du jaune dans le costard de Marvin pour matérialiser la lumière. Mais ça ne marchait pas pour moi. Le seul vrai espoir dans tout ça, c’était le rythme.

J’ai écouté des mois encore cet album. Des mois après ton départ. Ce février dégoulinant comme la pluie sur l’imper brillant. 
Ça parlait toujours de guerre et de misère, enfin je crois, parce que pour moi ça parlait de moi.

But soon the night will bring the pains Flying high in the friendly sky, oh Lord Without ever leaving the ground.

Tout jouait à la fois, la dépression, le regain. Trois années passées au fond du lit, à ne rien vouloir savoir d’autre du monde, être malade de solitude et de tristesse. Abandonner les études, abandonner les copains, imaginer la vie sans toi. Accepter que tu ne saches rien de la vie d’après.

Et un jour arriver à cet âge de vécu plus long sans toi qu’avec toi. Puisque j’ai passé 40 ans, et tu n’es toujours pas revenu. Décidément tu seras toujours en retard.

Je connaitrais tellement les intonations de Marvin sur chaque chanson, le Buuuuuut who really cares ? à 3 minutes 10 de Save the children, les arrangements, les chœurs et les cuivres. 
Ce disque m’ouvrira à la soul music toute entière, intensément. 
Et il y aura des tas d’années et des tas de pochettes plus belles après ça, mais What’s going on restera celui-là. Indélébile.

Camille Marziano est graphiste freelance. Quand elle s’ennuie dans son métier, elle écrit des trucs.

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