Skip to content

Kate Bush

The Kick Inside

par Lisa Balavoine

Play Video

D’abord je crois qu’elle est chinoise. 

J’ai cinq ans, je regarde la pochette de l’album et je crois que la fille qui pose dessus est chinoise. Ça doit être la faute des couleurs, ce jaune, ce rouge, ce jaune et ce rouge entremêlés. La typographie aussi, ces majuscules comme des pagodes, aux chapeaux pointus, ce titre qui se lit à la verticale, c’est forcément un alphabet chinois. J’ai cinq ans et je ne sais pas encore lire, je reconnais les lettres mais je ne les assemble pas, cela ne fait pas sens dans mon cerveau d’enfant, cela ne veut rien dire d’autre que cela, la fille est chinoise, j’en suis sûre. En Chine, le mot « chanteuse » doit s’écrire avec ces lettres-là : 

K A T E  B U S H 

La première chanson me fait peur, on croit entendre des hurlements de loups, et plus tard, après le piano, après les mots, surviennent des chants de baleine. Seule une fée ou une sorcière pourrait chanter avec des animaux, ça ne peut pas être autrement. Et puis cette voix, CETTE VOIX, c’est tellement pur, tellement aérien, cette voix aigue et grave à la fois, cette voix qui s’envole et transperce les enceintes pour emplir tout l’espace du salon, ce n’est pas une voix humaine. Une sirène peut-être ? Sur la pochette, on peut imaginer qu’elle accroche ses bras à la proue d’un bateau, sa robe rouge dévoile ses jambes et prend la forme d’une voile de navire gonflée par le vent. Derrière elle, un dragon déploie ses ailes. Cette fille est un démon, elle est le feu, les éléments, elle me fait peur, elle m’attire. Sa chevelure noire, ses lèvres rouges et son regard, droit vers moi, ses yeux dans les miens. Elle me regarde autant que je la regarde, et c’est alors que je le vois enfin, l’œil sur la pochette, l’œil immense, la pupille noire sur le fond jaune et l’iris fixé sur moi. Sur cette pochette tout semble dire : regarde-moi.

Et puis, évidemment, il y a les chansons. Incroyables, puissantes, merveilleuses. Je n’ai jamais entendu quelque chose comme ça. J’ai cinq ans, je ne parle pas anglais, je ne comprends rien à ces chansons. Je sais juste qu’elles viennent se nicher là, entre le cœur et l’estomac, et que parfois la voix monte si haut que j’ai de l’eau dans les yeux. Et puis le piano, toujours ce piano. La musique n’est pas du tout chinoise, je le sais bien, enfin sauf peut-être ce morceau-là, celui que je chante en yaourt, celui qu’on entend tout le temps à la radio dès qu’on monte dans la voiture, celui qui commence par des notes très hautes au piano, mélangées à du triangle, à un clavecin, à une batterie. Une chanson étrange, une chanson folle. Wuthering Heights.

A l’époque je ne sais rien de l’histoire d’Heathcliff et de Cathy, je ne sais pas encore que j’aimerai énormément plus tard ce roman, quand je serai adolescente et que l’amour prendra alors des airs d’impossible. Ce rouge, ce jaune. Le rouge de cette robe, le jaune de cet iris. Ce sont les couleurs d’un incendie et tout brûle dans cette chanson, au point de dire à ma mère : « Remets-là, maman, remets encore la chinoise ». Ma mère ne me contredit pas, elle remet le morceau, elle remet le piano, elle remet la voix. Des centaines de fois.

Mon amour pour Kate Bush est né de ce malentendu, la rencontre entre une chanteuse pas du tout chinoise et une petite fille de cinq ans. Depuis, rien n’a changé, Kate Bush reste à jamais pour moi « The Woman with a Child in Her Eyes » et cet enfant, c’est moi.

Lisa Balavoine est l’auteure de 2 romans : Eparse et Un garçon c’est presque rien.

Ouvrir le chat
1
Contacter Écoutons nos pochettes
Bienvenue sur le Chat de Écoutons nos pochettes.
Merci de laisser votre message, je vous réponds dans les plus brefs délais.
Gilles de Kerdrel