Indochine
Paradize
Louis Delafon
Emo. Le terme m’est apparu bien plus tard, dans ma trentaine, je ne crois pas que cela se disait à l’époque. Emo, un courant post-punk axé sur la libération affective généralement d’adolescents sensibles, écorchés vifs, de ceux qui veulent maquiller leurs blessures, les travestir. Bref, encore un import anglo-saxon. A ce printemps 2002, j’ai presque 16 ans et je découvre en moi des émotions nouvelles. J’ai bien sûr entendu parler d’Indochine comme d’une référence culte de la génération précédente, je connais l’Aventurier Bob Morane et la transposition plutôt pas trop mal réussie d’une new wave revisitée à la sauce franchouille. Les années 80 représentent cette décennie de pépites musicales, la permission de toutes les audaces des plus légères aux plus sombres, où se mêlent gémissements désespérés et paillettes kitsch. Elles connaissent un retour de hype, écho à la jeunesse de nos parents, à une Mitterrandie oubliée, à des vibrations en fait assez creuses.
Débarque alors Paradize. La pochette présente une créature chimérique qui porte la main à son sexe. Et une croix catholique sur fond sulfureux, orange et noir. J’entends dans les médias l’éloge de la critique, mais surtout les extraits de « Mao Boy ». Dès les premiers accords de synthèse, mon cœur se soulève. C’est la description émotive de mon adolescence qui semblent se jouer sur clavier et guitares saturées. Le son est abrasif et les registres ouvrent autant de portes sur le vertige de mon mal. La banlieue parisienne, un immeuble en bordure de voie ferrée, la cour de lycée comme seule arène sociale. Dans ma chambre d’ado, je me cherche un look pour détoner, habiller mon nouvel état sensitif. Il se trouve que j’ai des faux airs de Boris Jardel, le guitariste. Un peu de maquillage ? Le style androgyne sera bien celui de ce début d’années 2000. Finalement cette solitude me nourrit. Toutes mes transgressions me semblent comprises, et permises. Nicolas Sirkis a vieilli, certes, mais il s’est bonifié. Sa voix reste toujours à la limite du juste, sur un fil, et dans cette faille qui me transperce, persiste une confiance, une assurance. Il se donne le rôle d’un grand frère qui est passé par là lui aussi, en a vu d’autres, et veut montrer la voie, transmettre à son Mao Boy et Marylin ses humbles savoirs.
Les dieux n’existent pas, avertit-il. Il reprend pourtant tout un champ lexical biblique, références hyper tranchantes tout au long des 15 titres. La quête d’un Eden déchu qui mène aux stigmates et la crucifixion. C’est l’essence même de l’existence qui est atteinte, des thématiques que peuvent comprendre enfants comme adultes. Et je suis au croisement de ces deux âges. Je me souviens aussi du printemps 2002, où la société française est à un point charnière de sa trajectoire.
Il y a aussi le Grand Secret, balade torturée avec l’éclatante Melissa Auf der Mauer, comme si Indochine savait caresser en même temps qu’il lacérait d’une encre rouge des mots d’une gravité sans mesure. C’est d’un gothique. Dans le Manoir nous supplions, « Enchaine-moi, encore plus bas » ; et pourtant nous nous envolons à ce moment précis. C’est une profondeur qui m’appelle, « là où le ciel n’existe pas ». Paradoxe d’un paradis sans Dieu. Rares sont les artistes à pénétrer mon âme. Avec d’autres, lorsque les synthés se mettent à jouer, il suffit d’un regard furtif pour se comprendre.
Nous on veut vivre.
Vivre un peu plus fort.
Louis Delafon est journaliste culture et lifestyle.