Cuthead
Everlasting Sunday
par Hélène Yeung
A l’âge où nous avions souvent les dents emprisonnées derrière d’invraisemblables barbelés, nous nous échappions de temps en temps, en ayant recours aux fils démêlés des écouteurs qui nous coulaient sur de bustes pré-pubères.
C’était l’ère bienheureuse où les gazouillis de la cour de récré ne nous donnaient pas instantanément envie de sniffer du Doliprane. A l’arrière de l’auto-radio, aux cafés pris au salon, nous opposions nos mélodies invisibles. A l’époque des éléphants dans nos pattes, des requins à nos pieds, maladroitement, on courrait : il nous fallait chasser la musique. Difficile de l’attraper. Insaisissable, elle se cachait. Entre les pubs, tapi.e.s tout contre le ton trop enjoué des émissions de radio, on guettait. L’attente, puis, enfin, l’annonce. Vigilant.e.s, nous comptions, une première, deux, une troisième chanson, parfois plus. Mon doigt impatient sur la boombox d’un autre âge, héritée du paternel alors que la cassette, sagement, espérait. Clic, vrombissement familier de la bobine, silence, fébrilité, clic.
Ça, quand il n’y avait pas l’intrusion fraternelle (qu’en apparence), criminelle (à dire vrai), qui brisait le silence nécessaire. Cris, rage, clic, dispute. Et tout recommencer. Encore.
Il fut des jours, il fut des nuits. Puis la musique s’est laissée apprivoiser, ou l’on s’est fait.e.s plus sournois.e.s. Sur la surface brillante des CD, se dessinait nos reflets satisfaits de pirates. Tout d’abord, en eau douce, ce n’était que des manigances entre copains. Sans gravité, je grave, échange de bons procédés, mon CD contre le tien, gravé lui aussi, pas bien grave.
Puisque pacte fraternel, ce qui est mien est tien. La flibusterie nous surprend à naviguer à dos d’eMule. Clic. Clic. Toujours et encore le même clic. Plus doux, la délicatesse d’une souris, cette fois. Surtout plus erratique, effréné. Clic, clic, clic. Clic. Et l’attente se faisait après. Le téléchargement long de l’Internet limité. Et on riait malin de se croire la première génération de pirates.
Vous pensiez parler pochette ? Je fais partie de l’éther, génération de la transition, nous régnons sur l’invisible, nous touchons du doigt l’immatériel, nous avons rendu la musique à l’air. La musique qui émeut l’épiderme, celle qui fait vibrer le poil. Qui fait pulser le pouls. Et le corps.
Le son tombe en pluie de lumière sur moi, gouttes violentes, hachurant la nuit artificielle sur mes yeux clos. Les corps enchevêtrés, convulsés, battent pourtant en coeur à 130 bpm. La moiteur tout autour. L’énergie qui s’en dégage veut retenir la nuit. Envahie, je danse, comme une évidence, comme s’il n’y avait plus que ça à faire, à en pleurer, je me dissous dans la musique, je lui donne corps ; portée par une vague de liberté qui se défait de tous ces corps immortels, dansants. Et le clubbing ! Et la house ! Ah cette musique si palpable !
Alors je cherche à l’attraper. Je regarde. Je fouine. J’apprends. Mab’ish est une DJ et danseuse que je croise anonymement à différents évènements de danses hip hop, puis au détour de sa chaîne YouTube. Elle y disserte vinyles et y danse, et ça me parle. Et puis à l’écouter, faut croire qu’on aime les mêmes choses tout pareil, à un ou deux imprimés vestimentaires près.
Jusqu’au jour où elle parle de Cuthead, lui, je ne le connais pas. Cette tête (coupée) ne me dit rien qui vaille. C’est quand elle passe un extrait de Maputo Jam que je réagis : comme emmitouflé dans une couette cousue de nuages à viber sur une plage au sable doux. Puisque YouTube s’écoute aussi avec les yeux, je vois la pochette de l’album Everlasting Sunday et dedans, tout ce que l’on peut s’attendre d’un everlasting Sunday, et ça me parle. Déjà dimanche, donc brunch, donc oeuf à la coque. Puis, paresse. Là, la meuf style pinup des années 50 se fond carrément dans la paresse du moelleux de l’oeuf à la coque. Et ce bleu tout doux ne peut être que le bleu d’un ciel qui caresse une plage au sable doux. On n’est pas très loin non plus du fondant de ma couette de nuage. Vive émotion de voir mes rêveries aussi vivantes. En image la très exacte définition d’un long dimanche. A partir de là, je veux vivre dans cet Everlasting Sunday. Tous mes dimanches devraient être des everlasting sundays. Aujourd’hui encore, quand j’écoute ce morceau, je ne peux que m’imaginer baignant dans le crêmeux d’un jaune d’oeuf paresseux, lors d’un long dimanche que je n’aurais même pas vécu.
Il fallait parler pochette ? Les pochettes et moi, vous savez… Mais parfois, quand ENFIN j’en croise, ça peut faire des chocapics.
Hélène YEUNG