Beth Orton
Trailer Park
par Vincent Giudicelli
J’ai acheté Trailer Park à cause de sa pochette. J’étais à Hanoi, pendant l’été 2003, je m’ennuyais comme un rat mort et les CD pirates coûtaient quelque chose comme 80 centimes d’euros. Je ne prenais donc pas un risque énorme en rapportant quotidiennement dans ma chambre d’hôtel cinq ou six albums dont certains se retrouvaient très vite dans le tiroir de la table de nuit – ils ont dû en repartir avec un touriste japonais ou australien. On trouvait absolument tout dans les rayons de ces échoppes et on y déambulait comme aujourd’hui on flâne sur Apple Music, YouTube ou Spotify, ces médias qui ont changé notre rapport à la découverte de nouveautés.
On écoute ou on achète désormais quelques titres d’un album et on laisse de côté les autres, dont on décrète parfois en quelques secondes qu’ils sont moins bons. On trahit alors en toute conscience l’artiste qui s’est fendu de “chansons-respirations” et d’un ordre cohérent d’une dizaine de titres, lesquels, mis bout à bout, tentent parfois de raconter une histoire.
C’est dommage, un peu injuste, mais on consomme désormais la musique tout en maîtrisant son budget disques, ce qui était autrement plus compliqué avant internet, dans un monde où l’on accordait à un album entier sa confiance trop rapidement sur la foi d’un seul titre entendu à la radio, d’une chronique trop élogieuse ou d’une belle photo de pochette. Cent-vingt francs pour un CD qu’on écoutait une demi-douzaine de fois, c’était raide.
J’ai encore les preuves de ces achats ratés, quelque part dans le grenier d’une vieille maison, elles encombrent une boîte à chaussures que j’ouvre régulièrement. Parmi elles, il y a un album de Hipsway de 1986, longtemps désiré, commandé à la Fnac de Créteil, à cause de “Ask the Lord”, single new-wave d’une rare efficacité. Le support du Compact Disc, tout beau tout nouveau, fut à cette époque la vache à lait des maisons de disques.
Non seulement elles pouvaient nous fourguer, prétextant un son incomparable, le catalogue des dinosaures qu’on connaissait déjà, mais elles poussaient aussi leurs jeunes poulains en tête des charts à bâcler leur boulot et à composer en un temps record neuf autres chansons, qui forcément étaient plus ou moins des bouses comparées au hit miraculeux qu’ils avaient pondu. L’album de Hipsway était, je pense, l’un de ceux-là.
Moins glorieux mais pour la même raison du single accrocheur : l’album d’un type nommé Zézé Mago (il faut quand même vouloir porter un nom de scène pareil), entre variété française et rock dont je trouvais le “7ème rue” très (trop) prometteur. A ma décharge, le rock hexagonal ayant toujours été plus ou moins souffreteux, ce titre me paraissait pouvoir rivaliser avec – par exemple – “L’éclaircie” de Marc Seberg. C’était sensible, à fleur de peau. Mais l’album, dont la pochette était assez laide, se révéla, là aussi, très moyen, et ne passa pas la dizaine d’écoutes.
Dans la même veine, mais en bien pire, je dois ma palme de l’achat compulsif et regrettable à Luke, groupe bordelais du début des années 2000 trop vite comparé à Noir Désir. Leur single “Se taire” sonnait comme les premiers Coldplay et le texte, sans relever du génie, tenait la route. Comme Rennes, Bordeaux avait l’habitude de nous fournir en groupes de rock de bonne facture et je crois que, sur ce coup là, je n’ai pas été le dernier à me faire enfler par ceux qui nous vendaient Luke et leur album La vie presque comme le manifeste de la relève du rock français.
Je vais faire simple : ce groupe s’est avéré très mauvais et d’un cynisme hors catégorie. Car dès 2003 et la fin de carrière de Bertrand Cantat (j’ai toujours envie de dire “la mort de Bertrand Cantat“), le chanteur du groupe, – Thomas Boulard, nom prédestiné à ne plus passer les portes –, a changé de voix et tenté de prendre les mêmes intonations que son aîné à l’ombre. Du phrasé romantico-poétique, on est passé (sciemment ?) à un chant de gorge maniéré d’une surprenante inélégance et à des paroles dont on pourrait dire poliment qu’elles sont imbittables. On n’y comprend rien. Le tout est criant de médiocrité, c’est suffisant, mal exécuté, gros comme une maison, à la limite du parodique et la seule surprise du groupe réside dans le fait qu’il soit si facilement parvenu à enfumer son monde ; que le public ait manqué à ce point d’oreille et de jugement n’en est pas réellement une.
J’en reviens à Beth Orton et à la très belle photo qui orne son Trailer Park. On y voit la chanteuse en jean, baskets et chemise ouverte, assise par terre de profil sur le bitume gris d’un parking, le visage caché par ses cheveux châtains auréolés des rayons d’un soleil rasant. Les ombres sont étirées, la lumière à la fois éblouissante et douce ; la pose est, si ce n’est lascive, du moins légèrement sensuelle, et à regarder cette photo, on se sent envahi d’une douce lassitude, entre mélancolie et sérénité, l’atmosphère qui s’en dégage fait très “dimanche à ne penser à rien”, une journée à se traîner, tranquillement bercé par la vision des cirrus d’été s’étirant paresseusement dans le bleu du ciel.
A l’intérieur, c’est du même calibre. L’album est très bien. Pas une pièce d’anthologie, mais pas non plus le genre d’album qu’on joue pour faire le ménage et rentabiliser l’achat. Non, Trailer Park est un album agréablement solaire, il offre au cerveau de l’auditeur de longues plages aussi méditatives que mélodiques et si on l’écoute en faisant autre chose, c’est en sirotant un Martini rouge, les fesses sur un coussin, pieds nus sur la terrasse, à observer en silence, de loin, le ballet de la ville bientôt magnifiée par les derniers rayons du soleil de juillet. Les onze titres sont bien ficelés, cohérents, les arrangements assurés et hardis, quelques refrains se calent directement sur le cortex, certains donnent envie de traverser le Wyoming, l’ensemble oscille entre folk, electro, trip-hop et un peu de country, prenant exactement la même pose que leur interprète, tranquillement assise sur le ciment chaud, et quand bien même cette petite Beth ne vous ferait rien, au moins elle vous le ferait bien.
Plutôt que du nez, je reconnais avoir eu l’œil en me fiant à la pochette de Trailer Park. Elle allait bien avec son contenu. Je n’ai pas découvert non plus la nouvelle Rickie Lee Jones, c’est juste le coup de pot d’être tombé sur un bon album grâce à une belle photo, mais quand même, ceux à qui je le fais découvrir ont tous, à un moment ou un autre, leur oreille tendue vers la voix de Beth. Il fait beau, on boit un Martini, on glande tranquillement sur la terrasse en tapant dans le sachet de chips, on prépare mollement le repas du soir, un truc facile du genre barbecue, et on discute de tout et de rien. Et puis, entre deux grandes idées novatrices et révolutionnaires sur la refonte du système mondial ou la météo, au milieu d’une minute de silence, les pavillons s’ouvrent sur les mélodies de Trailer Park, qui joue dans un coin de mon vieil Ipod. Je vois la première question arriver.
– C’est quoi, qu’on écoute, là ?
Je réponds, parfois avant même qu’on me la pose en disant ce que je sais, c’est à dire pas grand-chose.
– C’est Beth Orton.
– Ah, je connais pas.
Suit une autre minute de silence qui en général se rompt d’un pensif mais nourri “Ah ouais, c’est pas mal”. Mais la question qu’on me pose invariablement quand passe Trailer Park est toujours la même. La discussion s’est tarie, on a fait le tour des solutions à la pauvreté dans le monde et du record des températures de la semaine passée, on se ressert un Martini, on souffle sur les braises, on racle le fond du paquet de chips et on me demande toujours, absolument toujours :
– T’as découvert ça comment ?
Vincent Giudicelli est journaliste rock et auteur. Ses deux romans Cardinal Song (2017) et Il faisait beau et tout brûlait, (2019), ont paru tous deux chez Annika Parance Editeur.