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Bérurier Noir

Joyeux Merdier

par Philippe Marczewski

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À vrai dire, nous étions nés un peu trop tard.

Trop tard pour que les premiers The Cure nous cueillent à l’adolescence. Ou Joy Division. Ou The Wire. Le punk : encore moins.

En 1985, nous vivions toujours dans l’écho de la musique qu’écoutaient nos aînés. Rien dans nos goûts n’était durable, notre radicalité n’existait pas et souvent nous écoutions sans volonté. Un peu de tout. De vieux 45 tours. Les Beatles, Simon and Garfunkel, ce genre. Ou les trucs à la mode qui passaient à la radio.

Plus tard, en 1989, avec dix ans de retard, les plus rebelles d’entre nous s’habilleraient de longs manteaux noirs et, le week-end seulement, se maquilleraient les yeux. Ils écouteraient le dernier des grands disques de Cure comme s’il était le premier et se prendraient de passion pour le terrarium de l’école où survivaient quelques araignées. Certains parleraient des Pixies comme du vrai choc de notre génération, mais pour la plupart ce serait un mensonge. Where is my mind serait le seul titre qu’ils mettraient jamais sur leurs compils.

Parfait pour plaire aux filles, ils disaient.

D’autres enfileraient des shorts cyclistes et arracheraient aux Mercedes et aux Volkswagen leurs sigles pour s’en faire des colliers. La New Beat, etc. Mais c’est une autre histoire.

Noël 1985, donc.

J’avais vu la pochette dans la vitrine de chez Renier, à Jemeppe-sur-Meuse, et cru que c’était un disque pour les enfants, avec ces deux clowns, les boules et les branches du sapin — et moi, je n’étais plus un gamin, on n’allait pas me la faire, j’étais entré au collège et dans l’adolescence.

Les clowns : jetés aux rebuts de l’enfance.

Tout de même, le titre m’avait surpris : Joyeux merdier. Audacieux pour un disque pour les enfants.

À la place, j’avais acheté Sauver l’amour de Daniel Balavoine.

Je manquais de rigueur, je l’ai dit.

En janvier 1988, F. me faisait écouter Ludwig von 88 : Louison Bobet, en boucle, William Kramps, Tuez les tous, et caetera. Nous nous sommes mis à l’ironie ; le monde était risible, nos tristes congénères déjà notaires dans l’âme : quinze ans à peine et confits de bourgeoisie. Nous nous sentions déplacés, de milieu populaire dans une école pour aristos, camouflés mais pas dupes — et de fil en aiguille les Bérus.

Le disque était toujours chez Renier, remisé dans les bacs où je le voyais presque chaque fois passer sous mes doigts. J’avais enfin compris de quoi il s’agissait, déniaisé lentement. L’enfance avait tardé à tomber en miettes et la mue s’était fait attendre, mais là OK, San Antonio, Bérurier, Bérurier Noir : c’est bon, j’avais pigé.

Il avait fallu ruser pour acheter le disque. Avec le disquaire, d’abord, qui m’avait regardé comme un crétin, certes pas mécontent de se débarrasser du rossignol mais doutant de ma santé mentale. Lui, déjà, il trouvait que Daho chantait faux et qu’on ne comprenait rien. Alors les Bérus… Et puis ruser avec mes parents. Je me voyais mal rentrer chez moi et leur faire écouter Vive le feu. Donc j’étais allé chez Renier avec une pochette vide pour y planquer mon achat.

Quand j’y repense, ça éclaire la suite.

En 1989 je ne portais pas de long manteau noir et je trouvais la New Beat dégueulasse. Je jugeais encore U2 écoutable, c’est dire que je manquais de colonne vertébrale. Mais la Mano était arrivée. J’aimais DAF, Nitzer Ebb, un peu Front 242 et les débuts de Noir Désir. Et Sonic Youth. Et les Bérus toujours. De Joyeux merdier j’aimais surtout la face B, Vive le feu et Salut à toi. La cornemuse de Vive le feu, bon sang… Et tout le reste a suivi.

Il faut se remettre en tête les années 80… Quelle saloperie… L’argent partout, adulé sans frein, unique horizon de notre avenir. Thatcher, Reagan et Pinochet. Le SIDA plein le crâne au moment de découvrir l’amour. La mort de Malik Oussekine en décembre 86. En Belgique, pas mieux. Un racisme latent, des fachos en embuscade.

On étouffait, vraiment.

Gueuler La jeunesse emmerde le Front National à pleins poumons dans nos premières manifs, ça nous faisait du bien.

Aucun de nous n’avait mis les pieds dans un squat, nous étions trop propres sur nous, trop bien peignés. Mais quelque chose en nous se levait. Un grand dégoût et l’envie d’en découdre.

Nous n’avons pourtant mis le feu à rien.

Je suis d’une génération qui pensait que vendre des t-shirt Greenpeace suffirait à sauver le monde. Nous étions si jeunes et revenus de tout. Le militantisme nous semblait une impasse, et nous nous voulions anarchistes sans avoir rien compris de l’anarchie. Nous étions trop en colère pour croire en quelque chose d’autre qu’en nous-mêmes. Nous avions pourtant dans les mains le feu qu’il fallait pour tout brûler et tout reconstruire. Joyeux merdier, c’était bien le problème. Nous ne voulions pas cesser la fête. Oui, c’était la merde, mais nous voulions encore danser sur les braises odorantes, enivrés de rébellion à bon compte.

Il y avait en nous tant de paresse, tant de réticence à nous nuire.

Hurler était agir, du moins le croyions-nous. Aujourd’hui nous prenons des leçons de luttes auprès de nos enfants — une seule chose à faire, désormais : fermer nos gueules et les soutenir.

Quelques fois, entre amis pleins d’alcool on met Joyeux merdier sur la platine, l’aiguille déposée sur Salut à toi, et on lève le poing — mais alors se mêle à l’ivresse un peu de honte et la conscience douloureuse de nos renoncements. Et les larmes de rage qui nous montent encore à la gorge, à qui s’adressent-elles ? Quel manque de tripes leur acide vient-il punir ?

En 1989, les Bérus se sont séparés. Puis le mur de Berlin est tombé. Bientôt Cantat chanterait Il y a des chances que rien ne bouge : débâcle annoncée.

À vrai dire, nous étions nés un peu trop tard.

Philippe Marczewski Chercheur en neuropsychologie cognitive durant six ans, puis libraire pendant seize ans. Blues pour trois tombes et un fantôme est son premier livre,  Un corps tropical est son second.

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