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10cc

I'm Not In Love

Anna Rozen

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J’ai 15 ans, tout sauf délurée, encore petite jeune fille en blouse bleue, en seconde au lycée St Sernin de Toulouse. Ce matin je suis à la bourre et je déteste ça. J’arrive un peu essoufflée et très rougissante dans la salle de Mme Castéran. Tout le monde est déjà installé. Ouhlala. Je déballe vite-fait ma trousse, mon livre et mon classeur, sous des regards goguenards. A peine me suis-je assise que drrriiiing, la sonnerie ! Je me dis que bon, ça va, je ne suis pas si en retard que ça quand même, qu’est-ce qu’ils ont tous ? Y compris la prof avec son petit sourire insondable.

Et là, branle-bas général, tous les élèves remballent leurs affaires, en se marrant plus ou moins doucement. Il me faut quelques secondes, ah, euh, mais, pour comprendre enfin, triple gourde : ce n’est pas le début du cours qui vient de sonner mais bien la fin ! Je ne suis pas simplement en retard, mais complètement décalée d’une heure. Incompréhensible !

Et je ne me réveille pas d’un de ces mauvais rêves d’adolescence où on arrive en cours tout nu sans sa trousse. C’est la vérité pure et criante de ce matin de totale et cruelle humiliation. J’imagine encore aujourd’hui ma tête de bonne élève et fille de profs – dont un qui bosse dans ce même lycée, j’ai intérêt à me tenir à carreaux – : d’abord soulagée, puis satisfaite, ahurie, honteuse et confuse, ridicule, idiote donc, pour finir.

Cette mésaventure n’a fait qu’accentuer mon trac originel, cette peur d’être en retard, cultivée par mes parents, pour qui être à l’heure c’est arriver avec au moins cinq minutes d’avance. Respect du corps enseignant, minimum de civilité, politesse des rois et toute cette sorte de choses.

Voilà comment je me retrouve chaque matin de cette année 1975, à l’arrêt de bus, guettant la machine et chantant dans ma tête comme un psaume, une incantation, une prière « I’m not in love » de 10cc

Mon calcul est le suivant : je suis TOUJOURS amoureuse, en permanence et totalement (cette passion n’étant souvent pas réciproque, l’objet de mes sentiments toujours ignorant du fait) et c’est ce que j’ai de plus précieux. Donc – attention, c’est un pari à côté duquel le casino pascalien risque de faire pâle figure – … en chantant « I’m not in love » je signifie que je suis prête à sacrifier mon amour, mon seul trésor, à le donner en offrande pour que le bus arrive à temps. 
Quel courage, quel héroïsme, je m’impressionne moi-même. Je chantonne, déchirée, en scrutant le flot de la circulation, c’est mon cœur tout palpitant, fumant, que je propose sur un plateau aux Dieux de la SEMVAT*.

Je sais bien que la chanson sirupeuse des quatre chevelus campés sur  la pochette, avec leurs belles petites têtes de gentils garçons, est en fait une déclaration d’amour en bonne et due forme. Je sais bien que mon sacrifice ne vaut pas tripette. Combien ça pèse un autobus ? Combien de fois le poids de mon cœur, même lourd ?

Mon stratagème est à la fois sincère et tordu … Quand le bus arrive vite, je suis contente de moi, le truc a fonctionné. Quand il traîne, je me complais, je me morfonds et je ne suis pas mécontente non plus, bercée par la chanson qui se déploie dans ma tête avec toute l’orchestration sur coussin d’air, le moelleux des voix, la fausse innocence, toutes ces textures voilées qui s’effilochent, mi-nuage, mi-couette, en échos, réverbérations et chuchotements … big boys don’t cry  (dont je ne comprenais que « be quiet » : ton bus finira bien par arriver ) … tout ce wouah wouah aigre-doux, factice sophistiqué, et les quelques gouttes de piano, fraîche rosée … c’était comme s’étirer en sortant du lit, bailler aux colombes en chemise de nuit virginale dans une photo de David Hamilton.

« Ooooh you’ll wait a long time … » En effet, pas plus de 16 que de 22 en vue, ça commençait à bien faire. Le bâillement charmant s’agrémentait de sueurs froides. Y a qu’à moi que ça arrive, justement aujourd’hui y a interro.  Pas plus de colombes que de beurre en branche, j’aurai l’air fin avec ma chemise brodée. C’était bien la peine de mettre le réveil à 6h30 ! Ah, le voilà.  
Je dis “la pochette” mais ce que j’écoute, c’est plutôt le titre. Je ne suis même pas certaine d’avoir jamais possédé le disque. “I’m not in love” passait tout le temps à la radio et à l’époque, quand une chanson me plaisait, je me mettais à l’affût avec mon petit magnétophone pour compléter mes compilations malhabiles sur cassettes.

J’en ai tout un carton de ces cassettes. Je l’ai trimballé de Toulouse à Paris et d’appartement en appartement, il gît maintenant dans l’entrée, prêt pour le grand départ. Je ne l’ai pas ouvert, si je les regarde je n’aurai plus le cœur de m’en séparer. Et de toute façon, où est-ce que ça se jette, un carton de cassettes audio ? Il va probablement stationner encore un peu.
Mon carton a pris la poussière pendant 30 ans sur le haut de l’armoire de notre chambre, I’m toujours in love, bien sûr, et celui que j’aime me le rend bien. That’s because !

*Société d’économie mixte des voyageurs de l’agglomération toulousaine

Depuis « Plaisir d’offrir, Joie de recevoir » paru en 1999, une dizaine de bouquins d’Anna Rozen ont été publiés, principalement aux éditions du Dilettante. Le dernier en date s’intitule « Loin des Querelles du Monde ». Mais de près ou de loin, elle reste à l’écoute.

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