Dominique A
La Fossette
par Hugues Blineau
Le jeune adulte de la pochette résiste au temps.
Le jeune adulte de la pochette a dépassé cinquante ans aujourd’hui.
Son visage est penché sur lui-même, défiant le paysage mental de sa musique encore mal assurée.
Sur la pochette de “La Fossette”, le flou et le grain clair de la photographie. Quelque chose de salin me fait penser à l’océan chanté par Dominique A vingt-cinq ans plus tard, que j’écoute parfois en boucle.
Dans “La Fossette” il y a l’air qui circule. Une vie en devenir, celle de son auteur et la mienne, parmi des milliers d’autres, qui l’accompagnent depuis les premiers jours.
Dans “La Fossette” s’exprime la radicalité de la jeunesse. Une histoire d’idéaux jamais rompus et de fidélités. Comme dans peu de disques, il y a dans les 13 chansons qui le composent des instants enfuis à jamais. Entre voix et synthétiseur, des passages vers une lumière à jamais figée. La sienne, la mienne depuis que je l’ai entendu pour la première fois.
Une force de vie : celle d’un être en devenir, prêt à prendre son envol, comme je l’étais moi-même lorsque je l’ai découvert au printemps 92.
Mais l’identification porte toujours ses limites.
Les lettres du titre et le nom véritable, réduit à sa première voyelle, ne font que l’attester. Une identité d’artiste est en passe d’être créée : elle l’est déjà. La mienne a suivie, sur une autre durée et bien plus modestement, peu importe.
Je me souviens de l’émission de Bernard Lenoir, celle où j’ai entendu pour la première fois, comme des milliers d’autres au même instant “Le courage des oiseaux”, la chanson la plus bouleversante de ma vie. Celle des ruptures passées et à venir et, plus implicitement, celle des temps des reconstructions.
“Comme tu me parles bas, nous avançons peut-être”.
Ce “Courage des oiseaux” qui m’a plus que jamais bouleversé sur une scène nantaise le 20 décembre 2018, chantée à capella, à quelques encablures de nos lieux de vie respectifs.
Accompagné de mes deux filles, au premier rang et au plus près de lui : le corps de Dominique, ne jouait devant nous rien d’autre que sa fêlure, la vivant pleinement mais à distance. Son entre-deux à lui.
A deux mètres à peine de son corps saccadé je ne ressentais qu’une seule chose : il était tout à fait lui-même, en pleine maîtrise du présent comme des passés rassemblés. Les siens et ceux de son public.
Les miens aussi.
Ce soir-là, loin des versions électriques du titre, volontairement énervées, la pudeur de Dominique me dira une fois encore les mots essentiels des ruptures et ceux du nécessaire courage pour les surmonter.
Face aux forces de destruction de l’amour, la pudeur du “Courage des oiseaux” porte depuis ses origines tous les filets des réparations.
“Tourne ton dos contre mon dos, si c’est ainsi que l’on continue, je ne donne pas cher de nos peaux.”
C’est l’histoire d’une pochette, d’un disque, mais surtout d’instants de vie qui se répondent, et parfois s’entrechoquent, jusqu’au vertige.
Il y eut les applaudissements finaux, après ce dernier rappel. A la sortie du concert, la nuit pluvieuse de décembre.
Un 20 décembre, les fêtes s’approchaient à grand pas, pauses salvatrices dans le temps frénétique de nos vies. Il y a ces coïncidences parfois inattendues, qui émergent peu à peu et prennent leur sens dans le temps d’une vie. Ces liens longtemps cachés qui peu à peu se révèlent, pour éclater au grand jour. Avant que ne revienne le temps des éclaircies.
Comme le jeune Dominique Ané j’ai vécu à proximité de Nantes, dans la même commune. Comme lui, j’ai, à l’adolescence, voulu sous les combles de ma chambre échapper à la vie que mon milieu me promettait, grâce à l’amour de la bande dessinée. Jeune homme peu sûr de moi, j’ai hésité entre le synthétiseur et la planche à dessin pour préférer cette dernière, et m’envoler vers les Beaux-Arts. Cette même école que Dominique fréquenta un peu avant de jeter l’éponge au bout de quelques mois. J’y suis moi resté cinq années, une belle traversée et des promesses. Nous aurions pu nous y croiser, il y eut des amis communs, jamais de rencontre alors que nous habitons toujours la même ville. Quelques années ont fait la différence, un ou deux rendez-vous manqués bien des années plus tard, peu importe.
En 92 “Le disque sourd” résonnait dans les murs de l’école des Beaux-Arts de Nantes. A la fin de mon parcours, cinq ans plus tard, les expérimentations que je menais laissaient fleurir la question de l’absence, celles de la mémoire et de la résilience. Les mots, déjà, y jouaient leur rôle, des fragments de poésie plus ou moins contrôlés.
D’“Auguri” à “Eléor”, Dominique, avec ses armes et dans d’autres dimensions que les miennes, a toujours été puissamment à mes côtés. J’ai toujours vu en ses mots des réponses et des interrogations nouvelles.
“Le Courage des Oiseaux” et “La Fossette”. Le jeune homme d’hier est encore à mes côtés.
“Si seulement nous avions le courage des oiseaux qui chantent dans le vent glacé”.
Hugues Blineau est l’auteur de Le jour où les Beatles se sont séparés et de Vies et morts de John Lennon (Editions Mediapop)