Genesis
Foxtrot
Laurent Billia
Tout a commencé il y a 13,8 milliards d’années. Avant, on ne sait pas ce qu’il y avait. Depuis, il y a l’univers infini en expansion éternelle avec ses milliards de milliards de galaxies, toutes de formes et de couleurs différentes. La pochette de « Foxtrot », c’est mon big bang à moi. Avant, je ne sais pas ce que j’écoutais, je ne sais même pas si la musique avait été inventée. Depuis, l’univers s’est déployé en centaines de mondes, souvent bien éloignés les uns des autres mais pourtant tous reliés entre eux par mes oreilles et mes yeux.
J’ai 16 ans au milieu des années quatre-vingt. Comme dans tous les lycées, existe cet être merveilleux et inaccessible, la star de l’établissement, bon en tout, des maths au sport en passant par le français et les langues, beau mec, intelligent, sympa, drôle, celui dont toutes les filles, et sans doute certains garçons, étaient amoureuses et dont tous les garçons, et sans doute certaines filles, voulaient être le meilleur ami. Un gars énervant. En me faisant aimer ce disque, un des plus grands albums de rock progressif, et sa mystérieuse pochette, sortie dix ans plus tôt en 1972, il fait de moi un élu : quarante plus tard, je suis toujours dépositaire du même secret d’initié.
J’ai 27 ans et en rangeant mes disques le jour de l’emménagement dans mon nouveau studio, je réalise que la pochette de ma vie est la plus laide de toute ma discothèque. Elle est née au début des années soixante-dix, quand le rock partait dans tous les sens, sans règles ni frontières bien établies, ouvrant des pistes dans toutes les directions, pour accoucher des pochettes d’albums les plus dingues. J’affirme qu’on a pas fait depuis plus moche graphiquement et plus génial musicalement. Pourtant dessinée par un maître du genre à l’époque, Paul Whitehead, le dessin est approximatif, aux couleurs enfantines, et s’étale tout en déséquilibre sur les deux battants ouvrants pour développer une idée assez risquée : proposer sur un paysage unique (une plage sur la gauche, la mer sur la droite), une juxtaposition de scènes qui sont chacune censées faire référence, non seulement aux morceaux de l’album mais aussi aux précédents du groupe et aux préoccupations sociétales des membres de Genesis (la pollution des océans, la lutte contre la chasse, contre le nucléaire…).
J’ai 42 ans et en cherchant mes disques le jour de l’emménagement dans mon nouvel appartement, je ne trouve plus le 33 tours de « Foxtrot ». Je me console avec le CD mais rien ne sera plus jamais comme avant avec ce leaflet au papier trop fin sur lequel mes doigts laissent des traces à chaque fois et cet univers en miniature dont je n’arrive pas à lire les textes nains (mes premières lunettes datent de cette époque). Je ferme les yeux et je me souviens : La pochette 33 tours de « Foxtrot » s’ouvrait comme un livre pop-up pour enfants, me donnant la sensation, à chaque fois que j’écartais délicatement les deux battants en carton, de pénétrer dans un théâtre avec la scène qui m’attend, éclairée tout au bout. Il fut un temps où la pochette était la première image, et souvent la seule, qui accompagnait la découverte d’un album et toutes ses écoutes . C’était la porte enchantée vers tous les rêves et tous les fantasmes, à partir des photos flous des membres du groupe, des paroles apprises par cœur et de tout ce qui pouvait être interprété, du signe le plus banal (l’adresse du distributeur) au plus mystérieux (l’intriguant « Dedicated to Richard Macphail, who left in 1973 », sans doute en hommage à un membre de l’équipe décédé, qui a toujours fait planer sur la pochette un léger vent de tristesse).
J’ai 55 ans et j’emménage dans ma nouvelle maison. En faisant les cartons, je redécouvre le 33 tours de « Foxtrot » et son agrégat hétéroclite de personnages et de situations bizarres qui me replonge dans le labyrinthe d’énigmes à résoudre, en écho à la complexité, à la virtuosité et aux multiples portes ouvertes par chaque morceau du disque. Ici, une femme en robe rouge à la tête de renard qui dérive sur un iceberg, là, une procession de 6 prêtres en robe blanche sur la plage, plus loin, les 4 cavaliers de l’apocalypse, un immeuble sur le sable, des dauphins, une jeune fille qui joue au croquet… et enfin, la solution de l’énigme : l’épitaphe était une blague faite à leur ingénieur du son. Richard Macphail n’était pas mort.
La vie avance, avec ses rêves déçus, ses renonciations et ses petites joies, la fin approche inexorablement, mais le soleil pose toujours un de ses rayons sur moi quand j’ouvre le troisième album de Genesis, et son line-up mythique (Gabriel, Collins, Rutherford, Hackett, Banks).
Lorsque j’écoute « Foxtrot », la pochette dans les mains, je suis immortel.
Laurent Billia travaille à la promotion du livre et du cinéma à la Direction de la culture de la Région Ile-de-France. Il publie des poèmes dans différentes revues. Son dernier recueil de textes est paru en mars 2023 chez Bruno Guattari Editeur.