Noir Désir
Où Veux-tu Que J'regarde
par Agnès Blin
Elle est là depuis un moment, accrochée sur mon mur pâle.
Elle me regarde, la petite fille à la robe à volants, qui porte un cochon de papier, dans ses bras enveloppés de noir et blanc, le regard aigu, presque grave. Le visage d’une enfant qui semble poser devant un étal de jouets tristes, gardés par une femme effacée.
Elle est là depuis un moment, sur ce mur. Je l’ai clouée avec des pointes fines, à côté d’une pochette d’un disque du Velvet, d’un flyer de la Compagnie Galapiat et d’une photographie de Denis Bourges pour l’expo l’Art dans les chapelles.
Aucun lien entre eux, si ce n’est une alliance graphique que j’ai trouvé forte, si ce n’est ce titre « Où veux-tu qu’je r’garde », ce mini-LP qui m’a suivi, comme tant d’autres tout au long de mes errances géographiques. Oh, il est bien plus que ça. Il a le pouvoir de me plonger dans ces années où le vinyle me rassurait, me faisait grandir avec MA musique qui irriguait toute la chambre, où l’enfance tentait de garder encore sa place, bousculée par la rage de l’adolescence qui voulait tout foutre en l’air. Sous le regard d’un témoin silencieux : mon papier peint aux grosses fleurs roses et bleues qui semblaient s’épanouir malgré mon rejet, malgré les mots au feutre noir ou les images dont je les recouvrais. David Bowie, Nina Hagen, Cyndi Lauper, les Rita, Rosselini, Jeanne Moreau, les vieilles affiches de ciné, les couv’ de Rock & Folk.
Je m’égare, je suis partie de cette pochette, et c’est bien de Noir Désir dont je voulais parler. Ce premier LP du groupe bordelais, produit en 87 par le génial Théo Hakola, dont j’étais déjà fan, quel artiste au passage ! C’est lui qui le premier a vu en eux le potentiel de dingue, l’écorché vif, les textes tailladés et d’une beauté sombre, la musique enragée et qui en même temps fait voyager. Un étrange et poétique voyage. Et la rage. Oui, la rage aussi qui nous transcendait, les paroles scandées, comme un slam, une poésie fulgurante « Dans les salons bleus de la classe supérieure, on sourit / Toucher du bout des doigts les rythmes sensuels assagis / Sans rien à se dire les futilités d’usage/Et au dehors/Les chiens se frottent aux herbes sages ».
C’est aussi ce titre « Toujours être ailleurs » qui me collait à la peau. Les paroles en boucle, qui m’accompagnaient sur la route pour aller à la gare, avec mon walkman vissé sur les oreilles. Je me souviens encore des matins froids, de la rue que je descendais avec les riffs de guitare et les chœurs enragés « On ira dans tous les déserts/On ira danser sur les mers/et on verra pourrir nos yeux tendres/Sous les lumières blanches ». Ces mots qui résonnaient comme un hymne et qui donnaient à mes voyages matinaux l’air d’un film noir, où j’étais l’actrice principale, belle et mystérieuse, qui partait rejoindre son amant dans le matin blême (ben quoi, j’étais ado je vous le rappelle, en fait, j’allais juste au bahut). « Oh mais rappelle-toi Barbara »
Des années après, pourquoi ai-je accroché cette pochette dans ma chambre ? Surtout que le sujet « Noir Désir », est devenu quelque chose de sali, avec l’horrible affaire de Bertrand et le meurtre de Marie. Ce choc incroyable quand un jour d’été 2003, en allumant la radio, un de mes groupes préférés, un groupe qui indéniablement a marqué ma vie, passe des « infos musique » à la « rubrique criminelle ». Un groupe que tu ne peux plus évoquer sans ce pan de l’histoire. Malaise toujours bien présent. Je n’avais pas envie de parler de ça, mais voilà, c’est fait.
Pas de retour en arrière possible. Le magnéto tourne encore, la platine est un peu fatiguée, mais son diamant effleure les sillons à peine creusés, d’où s’échappent des pépites musicales qui font tourner les têtes et danser à la lumière des lampadaires. A travers les âges, à travers la rage. Des paroles qu’on trimballe sans y penser, le long d’la vie, qu’on sort d’un carton et qu’on accroche au mur. « Oh mais rappelle-toi Barbara / que tu n’t’appelles pas comme ça / ça peut servir, pour les souvenirs… »
Ps : Merci à « Écoutons nos pochettes ». C’est comme ça que j’ai décroché la petite fille au cochon sur fond de papier peint aux couleurs pastel. Au verso de la pochette, il y a cette photo de Youri Lenquête sur laquelle posent les quatre garçons : Denis Barthe, Frédéric Vidalenc, Bertrand Cantat et Serge Teyssot Gay. Leurs épaules se touchent, leurs regards sont sombres et ils font trop « groupe de rock ». L’avenir s’offrait à eux, et eux se demandaient « Où veux-tu qu’j’regarde » …
Agnès Blin est Chargée de Communication et auteure du blog Les Brèves d’Agnès .