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The Cure

Seventeen Seconds

par Valérie Bisson

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17 secondes, c’est le temps qu’il faut pour changer le cours d’une vie, quelques notes de musiques, une sensation diffuse. 17 secondes. Ni plus, ni moins. A mesure of life fredonne Robert Smith.

L’album est sorti en 1980. Cinq années sont passées quand je reviens de ville avec mon butin, cet album d’outre-manche d’un groupe nommé The Cure. J’ai 14 ans, je tiens dans mes mains une certaine mesure du temps. Allongée par terre, sur la moquette épaisse, près de la cheminée, mes yeux font des allers-retours entre le paysage encadré par les montants en aluminium de la baie vitrée du salon et celui imprimé sur le carré glacé de la pochette cartonnée.  Je viens de déposer la galette noire sur la platine paternelle. Le diamant parcourt les microsillons craquelant et le vinyle émet les premières vibrations… Un sentiment d’assonance m’envahit ; image, son et sensation se répondent en écho.

Dans les brumes hivernales de mon village alsacien et ma claustration adolescente, chaque découverte ressemble à une fête. Je vis à la marge des stimulations culturelles et glane méticuleusement livres, disques ou objets filmiques. La nature et la forêt toute proche sont mes paysages, ils se dissolvent dans les brumes rhénanes. Je crains parfois de disparaître dans ce brouillard. Mon cœur martèle que je ne suis pas encore vouée à la dissolution, le rythme se cale sur la basse de Gallup ; la vie est ailleurs et un voyage s’amorce, il n’aura de cesse. Derrière l’écran de la vitre, la forêt, toujours, donnera la réplique à mes tourments contraints, mes pas s’y perdront et y retrouveront le sens de la marche, encore, encore et encore… La vie joue son riff de guitare métallique, enjoué, aiguisé, répétitif ou lancinant sur lequel danse une ardeur douce-amère. 

Fait de demi-teintes et de nuances subtiles, quel autre album que celui-ci pour illustrer mon inhérente et essentielle faiblesse mélancolique ?  Ce sentiment confus de Sturm und Drang, qui ne me fera jamais défaut. Je ne l’ai pas encore apprivoisé, mis aucun mot sur lui, il n’est qu’émois, troubles et impressions.

Celle qui révise ses cours d’anglais en traduisant les paroles de M, qui se relève en cachette pour le cinéma de minuit, qui écrit dans des carnets chinois, des tas de carnets, qui dessine au crayon à papier et commence à coudre ses fringues, celle qui regarde le temps mourir et le jardin de l’enfance derrière la baie vitrée attend qu’il se passe quelque chose et entre dans un mouvement ralenti et prudent. L’inquiétante étrangeté donne le la à cette fille qui oublie d’être une fille, à cette fille qui ne s’arrêtera jamais d’écrire. Son Play For Today est une course de relais, le jeu préféré de toute une vie. 

Enjouée ou neurasthénique, la guitare de Robert Smith se déploie dans le froid givrant et le flou artistique, elle fait écho aux premiers mouvements du cœur, aux amours adolescentes, absolues, intenses, mystiques. On n’est pas raisonnable quand on a 14 ans, je suis amoureuse comme on entre en sacerdoce, je suis amoureuse et je m’ennuie. 

17 secondes se traîneront nonchalamment pendant de longues années, accompagnées d’une confusion de perceptions, de brumes troublantes déposant au sol leur fardeau et de fenêtres s’ouvrant sur le temps de la formation, éducation sentimentale qui aura pour image finale l’étude d’un portrait fondu au noir d’une Gretchen goethéenne ; ce n’est pas par hasard que le romantisme allemand m’aura eue à l’usure.

17 secondes, c’est le temps que met une vibration pour s’activer… c’est le temps du trouble et de sa disparition. 17 secondes, c’est peut-être aussi le temps de l’oubli.

Valérie Bisson est journaliste culturel, praticienne narrative et accompagne la communication d’artistes et d’entrepreneurs. Elle écrit régulièrement pour ZUT, Novo, et Section 26 

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