Skip to content

Serge Gainsbourg

histoire de melody nelson

par Céline Tolosa

Play Video

J’aurai 15 ans en l’an 2000. Quatorze automnes et quinze étés, j’y suis presque. C’est bientôt mais pas tout de suite quand même, à cet âge-là le temps vous semble se traîner dans l’éternité.

J’ai pas quinze ans, mais j’ai des goûts de vieux : Boris Vian, Nougaro, Yves Montand, Michel Legrand. Surtout, je voue un culte quasi mystique à Marilyn Monroe (comme beaucoup de gens en fait, mais à cette époque, les chambres d’adolescentes étaient surtout couvertes de posters des Fugees, de boys band ou de Leonardo Di Caprio dans Titanic). Moi, je suis fan de l’âge d’or en Technicolor et des vieux films en noir en blanc. J’adore le jazz et les chansons. Je rêve beaucoup, je m’ennuie un peu. Aimable petite conne.

J’achète mes CD avec mes petites économies, le plus souvent au Disc King de la rue Saint-Lazare. Récemment j’ai découvert Serge Gainsbourg et ça me plait énormément. La période St Germain des Prés beaucoup, et puis les classiques, les plus connus, les tubes, les chansons pour les chanteuses et les actrices. C’est un vrai coup de foudre, ça me parle et ça me touche. J’ai vu un documentaire sur lui à la télévision, il me fascine un peu, je le trouve poétique et sulfureux…

Aujourd’hui c’est dimanche, et mon cousin Fred vient déjeuner chez mes parents. J’adore mon cousin Fred. Beaucoup plus âgé que moi, il est un peu comme un grand frère magique, qui m’apparaît très rock n’roll, le summum du cool. Il connaît plein de choses, s’intéresse à mon frère et à moi. Il a cerné mes goûts vintage et m’offre toujours des cadeaux supers, des cadeaux de grandes personnes, comme ce bouquin en anglais sur les blondes emblématiques du cinéma hollywoodien (alors que je ne parle clairement pas anglais, même que la prof veut rencontrer mes parents), ou encore cet album génial, Live at the Sands, du Rat Pack à Las Vegas.

En arrivant, Fred me tend un disque bleu. Serge Gainsbourg, Histoire de Melody Nelson. Le nom Gainsbourg est écrit en gros, en lettres capitales en travers de la pochette, et une jeune fille pose au centre de la photo. Évidemment c’est Jane, mais je ne la reconnais pas tout de suite, à cause de la perruque sans doute. Elle porte un jean pattes d’eph’ très haut à la taille, bizarrement fermé, avec un empiècement au genou droit. J’en ai cherché un longtemps comme ça, mais ça ne se trouvait pas, la mode était au taille basse avec string qui dépasse.

Pas de teeshirt, pas de chemise, elle est torse-nu, dissimulant sa poitrine derrière une poupée de chiffon qu’elle tient serrée contre elle. Je la trouve étrange, elle me met un peu mal à l’aise, je sais pas trop pourquoi. C’est peut-être la poupée, je trouve que cette fille a l’air quand même un peu grande pour avoir une poupée, moi j’ai donné les miennes depuis longtemps. Je ne saisis pas encore que celui qui joue aux poupées, c’est Gainsbourg.

Au dos de la pochette, toujours sur ce fond bleu, les 7 titres de l’album : « Melody, Ballade de Melody, Valse de Melody, Ah, Melody, En Melody… ». Ça sent l’obsession. Le soir, je mets le disque dans mon petit disc-man, avec mes écouteurs. Et là…C’est la sidération. Je n’ai jamais entendu quelque chose qui ressemble à ça, jamais. Des guitares électriques mélangées à des violons, des morceaux qui s’enchaînent d’un seul tenant, des chansons qui n’en sont pas vraiment. L’histoire d’une fille au destin tragique et onirique, un récit mystérieux, pénétrant, porté par Gainsbourg seul, puisque Jane Birkin (car c’était elle) n’intervient que pour dire son nom d’héroïne, et ricaner et faire des bruits bizarres sur la piste 6.

Il y a des couleurs incroyables, des harmonies magnifiques, des choeurs antiques. C’est un voyage hypnotique, un long poème noir, tragique et symphonique. Ambiance rococo, clair-obscur ou désespérés, les tableaux se succèdent et me donnent presque le vertige. Je ressens très fort le romantisme, la noirceur. La musique, le phrasé de Gainsbourg m’emportent complètement. Rêve paranormal et véritable expérience sensorielle, mon coeur bat à 100 à l’heure. Je suis subjuguée.

Et puis cette histoire me trouble, je suis vierge mais pas ignorante et je lui trouve à juste titre, un goût de soufre qui m’intrigue. J’ai l’impression d’avoir découvert un secret, un truc inédit et limite interdit. Je me sens très adulte, capable d’avoir saisi la beauté d’une œuvre étrange. Je ne m’identifie pourtant pas à cette Melody Nelson, pauvre malheureuse cartonnée à vélo par une Rolls, puis victime d’un détournement de mineure avant de mourir dans le crash d’un cargo-culte. Non vraiment, impossible de m’identifier à elle. Mais je suis bouleversée par la musique et la poésie des mots sombres de Gainsbourg. Melody Nelson a les cheveux rouges, et cest leur couleur naturelle… Je me répète cette phrase dans un murmure, comme un mantra.

Aujourd’hui encore, il m’arrive de la prononcer à voix basse, pour moi-même, formule magique et mystérieuse. Le disque a tourné longtemps et depuis m’accompagne, il fait partie de ceux que je préfère, mais que je n’écoute plus, tant je les connais par coeur. Melody m’a ouvert la porte d’une cathédrale baroque et sublime, des perspectives inavouées sur la beauté des choses, des mots, de la musique. Le soleil est rare, et les chefs-d’œuvre aussi.

Céline Tolosa est auteur-compositrice. Son dernier album s’intitule Vendredi Soir.

Ouvrir le chat
1
Contacter Écoutons nos pochettes
Bienvenue sur le Chat de Écoutons nos pochettes.
Merci de laisser votre message, je vous réponds dans les plus brefs délais.
Gilles de Kerdrel