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Poppys

Isabelle, je t'aime

Jean Pierre Guillard

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Ma soeur avait onze ans, moi dix.

C’est la seule de la famille à écouter de la variété, qui m’a fait découvrir malgré elle l’Art Brut

Elle exécutait des chorégraphies tumultueuses en se regardant dans le miroir du grand téléviseur. Sheila, Joe Dassin, Michel Sardou, Michel Fugain, Julien Clerc et Mike Brant… Les Poppys particulièrement la rendait dingue.

Cette chorale de jeunes ados hurlait pour la paix, la justice et l’amour. Ma soeur hurlait à l’unisson les 4 titres de leurs 45 tours en gigotant dans tous les sens. C’était un supplice pour moi qui n’écoutait que du jazz. Je vivais surtout comme un empoisonnement la ritournelle « Isabelle, je t’aime », qui habitait mon cerveau toute la journée, d’autant qu’au collège, une Isabelle saignait mon cœur.

Rentré à la maison avant ma soeur, j’avais le temps de glisser quelques faces du Modern Jazz Quartet.

Mon truc à moi, en plus de vénérer les pochettes Blue Note pour leur furieuse élégance, c’était de mimer sur la table de la salle à manger éclairée par deux spots d’angle, toutes les parties de vibraphone de Milt Jackson avec les aiguilles à tricoter de ma mère.

Puis elle débarquait, et brutalement imposait sa soupe française à plein tube.

Cheveux mi-longs, vague code vestimentaire, les Poppy’s posaient devant l’église comme d’autres au stade, avec une décontraction peu naturelle.

Cela faisait une pochette Barclay, très très loin des Blue Note.

Ma soeur élisait son chouchou en le distinguant du groupe d’une croix, d’un cercle, d’un coeur ou d’une flèche. Le problème (qui s’avéra créatif) était qu’elle tombait amoureuse très souvent et rectifiait aussitôt sur la pochette son nouveau préféré, sans oublier de barrer le précédent.

Au bout de quelques semaines, la totalité des gars y était passée. Souvent plusieurs fois. La photo se retrouvait saturée de biffures de plus en plus appuyées, énervées, et de nouveaux signes rajoutés sur les ratures noyaient encore davantage les visages et les corps des garçons.

Quelques mois plus tard paraissait un nouveau disque des Poppy’s avec une nouvelle photo du groupe, nette, vierge (parfois avec de nouveaux choristes car chez les Petits Chanteurs d’Asnières on était viré à la mue) que ma sœur allait très vite commencer à ravager.

Alors elle abandonnait négligemment l’ancien support de ses pulsions, son petit chef-d’oeuvre d’Art Brut, de désirs véhéments et de repentirs explosifs.

Jean Pierre Guillard, peintre (de fantômes), scénographe et cuisinier. Auteur de Sous Vide et créateur de Jay Leroy. Vit et travaille à Paris.

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