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Mano Negra

Puta's Fever

par Gaël Brehon

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La fille a des seins énormes. Elle porte un tout petit bikini qui en montre plus qu’il n’en couvre, un morceau de sac à patates, et des mitaines. La bouclette rousse électrique, elle a un de ces regards en coin qui en disent plus long que si c’était court.

Moi, j’ai 14 ans, je suis dans le bus qui me ramène à la pension, et je la mate à en voir double. Insoupçonnable, casque audio sur les oreilles, boitier du CD dans la main, je la reluque. De haut en bas, de bord à bord. De l’autre côté de la vitre, la campagne champenoise fait la gueule. Dimanche soir d’hiver, betteraves, déprime.

Mais cette fille a de quoi tout vous remonter. On ne sait pas ce qu’il y a dans son dos, les enseignes lumineuses sont floues, je devine un quartier caliente d’Amérique Latine : sûrement vers Montevideo, ou alors une autre ville en « O », ou alors pas loin.

Puta’s Fever, annonce le titre de l’album. Et j’ai bien envie de l’y rejoindre. De pousser avec elle la porte du Puta’s Bar où elle doit être videuse (mais de quoi ?). L’enchaînement des titres m’y transporte.

Dans le saloon de western enfumé jusqu’à la mezzanine, le piano dévale l’escalier, la guitare le remonte. L’autre énervé maltraite sa batterie comme un épileptique sous speed. La rock’n’roll band est à l’œuvre. La fille ondule deux pas devant moi en balançant ses hanches, et prend place sur un tabouret, contre le comptoir collant.

 « Dos cañas, por favor ». À l’internat on nous apprend à dire « Zwei Biere bitte ». Sérieux, vous rigolez ? Rien à foutre de vos Birgit en sandales. C’est elle que je veux. Cette fille respire l’aventure, le lointain et la mauvaise vie. Même pas peur. J’ai des mocassins à bouts ferrés, une chemise à col anglais, une bonne gueule de bon garçon (comprendre ici de « bonne victime »), mais je les emmerde tous. Je prends le tabouret qu’elle me désigne. Un shot de mezcal pour accompagner ? Grave !

Sur la petite scène, les fous-furieux bombardent. Plus loin à une table, un quart de vingtaine de moustachus tape le carton. Ils me dévisagent d’un air mauvais. Inutile, les mecs, je vous ai avertis : même pas peur. Cessez ce petit numéro. Listen to the beat. C’est pas vos tronches de King Kong qui vont m’impressionner. Et puis, faut vous rendre à l’évidence : pendant que vous jouez la tante Marinetta au poker, la fille, c’est moi qu’elle accompagne. Elle me gazouille des mots d’amour : Sidi’h’bibi. Et ouais ! Et… nan, c’est pas une bataille de Juin 42. Ni du rosé qui sent le vomi. C’est du « mon chéri » en langue de velours, 55° de titrage. Elle est comme ça, mon petit gun. La soledad, je vous la laisse. C’est compris, les Pepitos ?

Pendant que mon bus file dans la nuit entre Troyes et Bouzy, je monte le son et je m’envole avec elle. Guayaquil. Guatemala. Nicaragua. Sont forts, la Mano Negra. On sait jamais bien où ça se situe leur truc, mais y a sûrement du Bernard Lavilliers quelque part. La fille me confirme d’ailleurs qu’il est déjà passé au bar :

-Oh, tu connossos Bernado ?

Oui ma jolie. Comme lui je suis on the road again. Mais côté tempo, je penche plutôt Mano. Si j’ai pas ma dose de bourrinade, j’ai comme envie de tourner le gaz. Comme envie de me faire sauter les plombs, tu vois ? Elle voit. Et comme elle est sympa, elle me caresse la joue. Si elle continue, sa mitaine, je la croque !

J’enchaîne les verres et les bons mots qui la font marrer, et comme elle m’invite à poursuivre la conversation « dans un coin plus tranquille », je me lève pour la suivre. Les cinq joufflus redressent la moustache en plissant des yeux tout en fronçant les sourcils (pas facile).

« Peligro esta el barrio » me murmure-t-elle, ce qui doit vouloir dire « tare ta gueule à la récrée ». A d’autres. Je reviens du Voodoo, fillette. C’est pas cinq churros au guacamole rance qui vont me foutre la patchanka. Je traverse la salle d’un pas tranquille, en lui collant les arrondis. Les cinq bidulos se lèvent comme un seul homme.

Mais Minutos, los Papillones !

La porte à battants, bat. Dix nouveaux mecs déboulent, avec des trognes encore plus pas très jolies (si, si, j’te jure). Je les connais pas, mais comme tout le monde s’écrie « Oh, Los Chachalos ! », j’ai mon idée. Direct, ils pointent du doigt les Bidulos qui du coup, font moins les fierabros.

Un premier tabouret vole, et c’est la putain de bastoña. Ça survolte encore plus le groupe sur scène, qui envoie la grosse sauce par-dessus. Patchuko hop, ça s’appelle. Moi je savoure tranquille, un peu à l’écart, en protégeant la fille, que même pas en rêve tu l’approches. Sur la piste, ça s’entretue gentiment à coups de boule et de Doc Martens :  Et vlan ! une salsa piquante en pleine glotte !

La fille me susurre à l’oreille : « montamos ? » Sans même attendre une réponse, elle m’entraîne jusqu’à l’escalier au milieu du bordel ambiant. Elle gravit les marches en balançant du viens par là. Irrésistible. On appelle ça : The Devil’s Call.

Mais alors qu’on s’éclipse en douce, la baston s’interrompt soudain. Toute la salle se tourne vers nous… Et c’est l’ovation spontanée. Y’ a des cons qui sifflent avec leurs doigts, et je surprends même un Chacalos et un Bidulos qui partagent un regard admiratif, épaule contre épaule. Moi, ça me gêne un peu ce moment de fraternité, mais enfin…

Elle ouvre la porte Numéro 2, se tourne vers moi avec un petit clin d’œil et me dit :

-Hé mec, mec ! reviens avec nous, on est arrivés, le bus repart !

Putaaaaaiiiiiinnnn !!! Reims, un 23 janvier, 22h30. Je remets wonder-chiquita dans mon sac. Je fais taire la pogota fievra, et je descends. Il fait un froid de gueux. Il pleut. La porte de mon internat de garçons me donne envie de pleurer. Demain, on a chorale.

D’après sa belle-soeur, Gaël Brehon serait « metteur en mots ». 

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