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Gravenhurst

Flashlight Seasons

par Julie Konieczny

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Verdict : le carrelage est recouvert d’une couche de peinture verte. Il a d’abord fallu décoller du lino pour tomber sur ce revêtement désespérant, un mélange de colle et de peinture vraiment trop verte. On aperçoit des carreaux anciens et plutôt jolis alors ça se tente, on va remettre à jour des vestiges. C’est un chantier archéologique qui débute dans notre atelier, la cuisine côté cour des appartements d’un autre siècle. Petit à petit, on découvre l’emplacement des anciens fourneaux et des traces noires laissées au sol.

Sur un vieux lecteur CD, l’album sorti 5 ans plus tôt va tourner en boucle plusieurs jours durant. « Emily don’t go to that house tonight ». Emilie est avec moi, « Emily said things in my head are keeping me from sleeping », Emilie est mon amie depuis dix ans et on travaille ensemble désormais. Je chante, on gratte le sol, une forte odeur de détergent dont on ne se protège pas envahit la pièce. J’aime l’idée que deux des titres de ce disque qui m’obsède depuis des semaines me parle d’elle, une dramaturgie supplémentaire. Un prénom chéri dans une chanson qu’on aime est tout sauf un hasard. Raison de plus pour n’écouter que lui, pour s’acharner genoux au sol, ravies par les arpèges et la voix sans effet de manche de Nick Talbot.

Le disque va prendre la poussière, nous avec. L’album file d’une traite, 44 minutes, dix morceaux et une pochette dépouillée. Sur un fond brut qui laisse apparaitre les résidus d’un carton recyclé, une linogravure à l’encre noire est signée de William Schaff. La chouette-hibou de The Magnolia Electric Co pour Song : Ohia, paru en 2003 également, c’est aussi lui. L’image fait écho au support : des troncs d’arbres captés dans une perspective légèrement de surplomb et dont on aperçoit que de rares et maigres branches. Au- dessus de cette image centrale, étroite et vaguement brouillonne s’inscrivent en lettres rouges : gravenhurst, en-dessous : flashlight seasons. A cette simplicité, s’accorde un livret égrenant les paroles écrites à la main sans qu’aucune parade de séduction n’invite à la moindre échappatoire. On y entendra des histoires de solitude, des traversées en eaux troubles et les présages de nos ruines intimes : « All the things you try hard to avoid are sat in the next room ».

Ce disque livré après le désormais introuvable Internal Travels et avant Fires In Distant Buildings, l’album de référence, est sans doute le plus timide et complexé, considéré comme oublié. Tout y est en germe, pourtant, recroquevillé dans l’humus au pied des arbres : les graines de la colère contemporaine, l’amour pris dans la glace, les visages abattus, le destin tragique des âmes criminelles pour lesquelles Talbot n’aura jamais cesser d’exprimer une empathie pudique mais franche. 

Si cette image, cette pochette, me marque plus qu’une autre c’est que ce n’est justement pas tout à fait une pochette mais un peu plus et un peu moins que cela. Techniquement, c’est une empreinte sur un morceau de carton ; esthétiquement c’est l’exercice ardu, je suppose, d’éliminer tant et tant de possibilités, pourquoi pas autre chose, autrement. Exception faite pour The Western Lands et les photographies de Mathieu Drouet, le label Warp aura toujours privilégié les illustrations et la contribution de plasticiens pour des pochettes chimériques et sans âge, les traductions visuelles, somme toute relativement universelles, d’un musicien fidèle à ses contrées anglaises et aux collines de Bristol.

Laisser la juste place et s’effacer derrière la trace, l’arbre qui cache la forêt et la forêt qui cache l’arbre, voilà qui ressemble bien à Nick Talbot, à l’image que je m’en fais. Cette économie parfois radicale me rappelle un entretien de lui cédant – ce que tant d’autres n’oseraient avouer – que faire de la folk en solo quand on aime aussi faire équipe et faire « électrique » est surtout une question de prudence financière et de sacrifice raisonnable.

Aujourd’hui, de cette géographie explorée à la lampe de poche, « Tunnels we dig into our tired souls », il me reste un vide insondable laissé par sa démission le 4 décembre 2014. Une autre histoire, un autre brouillard de souvenirs qui cerne le navire.

Julie Konieczny est médiatrice culturelle à l’Atelier du Poisson Volant, coordinatrice pour l’association Des Liens

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