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Bob Dylan

The Freewheelin'

par Timothée Demeillers

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Cette pochette traîne dans le salon de mon enfance, à l’aube des années 90, sur la moquette couleur bleu de travail, ou sur les étagères en pin, comme un objet familier auquel on ne prête qu’une vague attention : un couple marchant dans la neige dans un flou un peu vague. Oui c’est ça d’abord The Freewheelin’, une pochette parmi les autres, de ce gars avec sa guitare et son harmonica, celui à la voix nasillarde, que je parodiais, pas bien méchamment lorsque je voulais faire comprendre au paternel qu’il était peut-être temps de changer de disque justement.

Parce que le père il était un peu accro il les avait tous, ses disques et à l’époque, pour moi gamin, The Freewheelin’, c’était juste l’un d’entre eux, l’un de ceux qui composait l’univers musical du chanteur, dont la carrière ne m’apparaissait pas encore disséquée en périodes folk, en protest singer, en Judas du rock, en poète surréaliste, en crooner country, en saltimbanque nomade, en prêcheur gospel-chrétien ou en bluesman crépusculaire, non c’était le chanteur du père, celui que l’on entendait toujours à l’heure de l’apéro, tout en haut du cocon de mon enfance, tout en haut au neuvième étage de cette tour gris mastic.

The Freewheelin’ a ressurgi plus tard, beaucoup plus tard, passée la traversée épineuse de l’adolescence et ses protestations, où l’on se construit contre, où l’on se déleste en grande pompe du fourbi de l’enfance, allez ! tout aux oubliettes, Bob Dylan compris !

Son nom est réapparu, à la lisière de la vingtaine, prononcé par d’autres qui n’étaient pas le « père-forcément-ringard », d’autres qui brillaient d’une aura magnétique et sulfureuse et me parlaient dans les effluves de marie-jeanne, enivrés de mauvais vins rouges, de liberté, de grands espaces, d’envie furieuse de prendre la route et d’atterrir où le vent et le pouce levé voudront bien vous mener. Et Bob Dylan s’est greffé à tout ça, à tout cet univers mythique et mythologique et il est revenu en odeur de sainteté, saint parmi les saints, héritier de la Beat, fils spirituel de Kerouac, à l’âme aussi libre et insaisissable que sa musique se défilant dès qu’on essaye de l’enfermer dans la froide austérité des analyses théoriques.

Et tout à coup, a éclot une source inépuisable d’admiration, un modèle à suivre. Et bien sûr, la pochette joliment ordinaire du Freewheelin’ de mon enfance m’a frappée comme un grand coup de poing en pleine gueule, parce qu’elle était drapée d’une aura folle, parce que, comme la musique de son auteur, elle y contenait un instantané mythologique, elle capturait tout à fait l’esprit d’une époque, ce Zeitgeist fuyant et insaisissable.

Il fixe le sol ce môme de vingt-et-un ans, son regard fuyant, l’air de ne pas y penser, les songes tournés vers un avenir sibyllin. Le sourire en coin, le genre malicieux, qui vient de prononcer une de ses pirouettes facétieuses. Elle, Suze Rotolo, sa muse, sa copine de l’époque, sourit. Un sourire franc et sincère qui dévoile une belle rangée de dents blanches. Les yeux en amande, rieurs, posés sur l’objectif qui les surprend au bout de cette petite ruelle bohème de Greenwich Village.

Elle, ses longs cheveux auburn au vent dans son trench-coat vert bouteille, s’accroche à lui, ses deux mains adorablement nouées autour de son bras. On l’entend presque formuler, grelottante, I’m cold Bobby let’s go home, tandis que lui, la crinière en désordre, joue la décontraction, mais on sent bien que sa veste en daim mal boutonnée et son blue-jean ne le protègent pas bien de la bise hivernale. Les mains solidement enfoncées dans les poches, il remonte les épaules dans une posture frigorifiée. Ils avancent au milieu de la rue, bordée par les façades beiges et ocres des immeubles newyorkais. Ils avancent dans la neige et c’est à peine si l’on entend leurs bottes crisser.

Bob Dylan et Suze Rotolo, en contre-plongée, en contre-jour, seuls au monde, seuls sur cette terre, où auraient subsisté avec eux un Combi Volkswagen, une camionnette de déménagement, une Chevrolet Bel Air 1951 crème et l’odeur d’une époque qui ne reviendra plus. Derrière eux, l’agonie du jour, un pâle soleil déclinant noie le cliché dans un flamboiement crépusculaire, comme un signe prophétique de tout ce qui attend cet anonyme gamin débraillé : la gloire, la renommée et l’accession à l’éden des plus grands chanteurs de tous les temps.

Et moi qui les dévisage, vingt-et-un ans bordel, deux de plus que moi à l’époque. Dans deux ans, je serai comme lui, je griffonnerai des paroles de chanson et des poèmes sur un coin de table, une cigarette au coin du bec, je raconterai des histoires de mon temps, je serai aussi libre que lui sur cette pochette.

Aussi libre que lui, marchant bras dessus, bras dessus avec Suze Rotolo dans la neige de février.

Timothée Demeillers a publié trois romans chez Asphalte : Prague faubourgs est / Jusqu’à la Bête / Demain la Brume.

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