Les Endimanchés
Le jardin potager
Clem
Driiiiiiiiiiing ! Driiiiiiiiiiing !
-Ouais ?
-Clem ?
-Ouais.
-C’est Yann ! Dis, on m’a refilé un boulot, mais sincèrement j’ai la flemme. Ça te dit ?
-Heu… C’est quoi ?
-Construire une salle de bal derrière la fac de Nanterre…
-Ha ben pourquoi pas. C’est déclaré ?
-Ouais. Pas bien payé mais déclaré.
Et c’est comme ça que j’ai rencontré Roger Desprès…
Vous vous souvenez ? Dans « Salut à Toi » des Bérus, dans le dernier couplet : « Salut à toi Roger Desprès, Salut à toi l’Endimanché ».
Ben, le patron de la Ferme du Bonheur, c’était le fameux Roger de la chanson.
J’avais le disque des Endimanchés, « Le Jardin Potager », mais pas « Salut à toi ». C’était un 45 tours, genre papier kraft avec deux pékins en sabots, accordéon et outils de jardinage, le tout en noir et blanc. Y’avait aussi un arrosoir au premier plan. Il ne manquait plus que Léguman de Topor pour compléter le tableau. Ça aurait été dans le ton.
Les Endimanchés étaient chez Bondage Record, le même label que les Bérus. Musicalement c’était carrément n’importe quoi. Genre Pit et Rik rencontrent Yvette Horner et son soufflet à punaises, le tout en permaculture et flonflon. Mais bon, ça restait du punk. C’était génial ! Cette musique a bercé toute mon adolescence, les Ludwig, OTH et consorts. 30 après, je peux encore chanter Salut à Toi de mémoire, enfin presque…
Bref, me voilà prenant le RER pour Nanterre Université, en détestant déjà ce boulot qui me faisait utiliser un moyen de transport qui reste encore pour moi l’équivalent du Nowhere Express. Je déteste la banlieue. C’est pas parce que je suis snob, c’est parce que je suis parisien. Je ravalais donc ma fierté et mes plus profondes convictions et mettais les pieds pour la première fois de ma vie dans cette charmante ville. « Charmante », c’est juste pour lui accoler un adjectif. J’aurais pu écrire « triste » ou « vilaine » mais ça sonnait moins bien et on m’aurait encore accusé de dénigrer gratuitement.
Je traversais la fac pour me rendre dans ce lieu mystérieux, la Ferme du Bonheur, et rencontrais mon nouvel employeur. Il ne savait pas que je venais, il pensait voir mon pote, qui ne l’avait pas prévenu. Normal. Mais ça s’est bien passé. En fait, il s’en foutait. Moi, Yann ou un autre, ça changeait rien pour lui. Y’avait pas grand-chose qui l’aurait ébranlé le Roger. Il m’a d’autor’ collé dans les pattes d’un autre gars, un accessoiriste de cinoche dont j’ai oublié le nom, mais qui avait comme haut fait d’arme d’avoir créé les vibromasseurs pneumatiques de Vibroboy, de Jan Kounen. Et la nacelle de l’éléphant dans Astérix et Cléopâtre. Un type totalement qualifié pour monter une salle de bal de 300m2 devant recevoir du public… Lui et moi, un branleur autodidacte, on formait l’équipe idéale pour ce boulot. Qu’est-ce qui pouvait mal tourner ? Hein ? Il était 9h00 du mat’ et il venait d’ouvrir une bouteille de blanc, la première d’une longue série. Très, très longue ! Je me souviens que les journées étaient rythmées par le « pop » des quilles qu’il ouvrait.
« Pop »
-Tiens ? Il est neuf heures…
« Pop »
-9h30, déjà ?
« Pop »
À dix heures j’étais bourré et je grimpais sur une échelle à 8m de haut pour fixer une pièce de la structure. Je ne me souviens plus des détails techniques, ni des contraintes architecturales, je ne sais même pas si on s’en préoccupait, mais je sais que j’ai passé les quinze jours suivants perché à des altitude variées, équipé d’outils tous plus dangereux les uns que les autres, avec un taux d’alcoolémie à faire pâlir un Polonais. Quand j’ai demandé à Roger s’il avait un harnais de sécurité, il m’a fait un gros bisou et on n’en a plus jamais reparlé.
Sans surprise, on a dû rapidement appeler du renfort. Le gars des vibros a contacté deux autres vieux dinosaures du cinéma. Ça n’a pas vraiment amélioré la situation, mais on a bu du rouge en plus du blanc… Ça changeait. Je me souviens aussi vaguement d’un Allemand qui râlait tout le temps, trouvant les Français pas assez sérieux, trop portés sur la boisson. J’allais pas le contredire. Deux jours après il démissionnait. Dommage, c’était le plus efficace.
Mais on y est arrivé. On l’a construite cette saloperie de salle de bal ! Elle a même résisté à une tempête !
J’vous raconte… Un matin, je trouve Roger en train de fixer, perplexe, un véritable spectacle de désolation. Ça avait tellement soufflé dans la nuit que tout était dévasté, les outils éparpillés, les établis renversés, les boutanches dispersées aux quatre vents, la salle toute de guingois, et les bâches du toit à moitié arrachées.
-Va falloir grimper là-haut pour les rattacher avant qu’il pleuve, qu’il me dit.
-Mais la salle penche sévèrement, quand même. C’est casse gueule, non ?
-Mouais…
-Ben si, quand même.
-Grimpe, il va pleuvoir, et faut que j’aille faire des courses.
-Mais elle penche beaucoup, non ?
Roger m’a fait un gros bisou et j’ai crapahuté tout en haut de ce bordel bringuebalant pour rabouter les bâches sous un crachin revigorant, et toujours sans harnais…
J’étais tout seul sur le chantier, Roger déjà parti et les autres pas encore arrivés. Je me disais que si je tombais, ils ne me trouveraient pas avant une heure ou deux. Et puis j’ai entendu « pop » alors ça m’a rassuré. Ensuite, avec des sangles à cliquet, on a redressé toute la structure. 30 mètres de long sur 10 de large. À la sangle à cliquet… Je sais, ça ne parle pas à tout le monde, mais certains d’entre vous peuvent se faire une idée.
Puis il a fallu passer l’inspection, pour l’agrément à l’ouverture au public. Quand les gars se sont pointés, j’en menais pas large, persuadé qu’ils allaient tout retoquer. En plus de l’aspect bancal de l’édifice et du bordel géant qu’était le chantier, on peut pas dire qu’on avait peaufiné les finitions. Les 300m2 du plancher étaient mis d’aplomb à l’aide de parpaings et de petits bouts de bois qui ressemblaient plus à des allumettes qu’à de tout petits bouts de bois… C’était n’importe quoi. J’me berlurais qu’au premier pogo, les vibrations les feraient sauter.
Mais ils ont bien tout regardé, tout bien inspecté, et ils n’ont pas moufté. Hilares, ils ont signé la paperasse et on leur a offert un coup à boire. Faut dire qu’ils étaient plus bourrés que nous, et ça c’était un putain d’exploit !
Donc, le Roger, il a pu ouvrir sa salle de bal dans les temps. Il a fait une inauguration de malade ! Un truc de fou, et elle a tenu le coup. Elle est même restée en activité plusieurs années, avant qu’il la démonte.
Aux dernières nouvelles, la Ferme du Bonheur existe encore, malgré les tentatives de la mairie pour récupérer le terrain. C’est un endroit magique, un lieu alternatif, décalé, dingue. Un endroit qui vaut le coup de prendre le RER, d’aller à Nanterre et de s’aventurer derrière l’université. Même pour un parisien.
Mais pour moi, ça reste le chantier le plus déjanté, le plus alcoolisé et le plus drôle que j’ai jamais fait de ma vie.
L’adage qui dit « Punk un jour, punk toujours » est vrai, surtout avec Roger Després.
Salut à toi l’Endimanché !
Clem. Enfant de Paname, écrivain du métro et soldat en carton. (également auteur pour Ecoutons nos Pochettes d’un récit autour de Barbara)