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U2

Under A Blood Red Sky

Emmanuelle Roy

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La petite Fiat fait résonner « Gloria » dans la nuit. Elle grogne et râcle dans les nombreux virages qui l’obligent à rétrograder, elle hurle : « gloria in te domine, gloria exultate, oh Lord, loosen my lips… ».

La voiture glisse entre les lignes blanches qu’elle semble ignorer elle fuit dans l’obscurité, yeux grands ouverts bouche béante pleine à craquer. Elle file vers la montagne qu’il faudra passer, elle sinue insolente, trop rapide. Ravins, tunnels, conducteurs et passagers elle les ignore, elle sait où aller.

Out of control. J’ai 20 ans. I fought fate… Cheveux au vent dans l’infernale voiture deMassimo qui nous propulse à Biella, Scarmagno ou Turin, énième clope éteinte à la fenêtre, déjà enivrée de rires, de musique et de vin je vibre absolument. Je suis la nuit, je suis la voix de Bono, la guitare de The Edge, je suis le cri que j’avais oublié et qui ne se taira plus je le sais, tout en moi danse et tremble et se soulève et hurle à tue-tête « one day I’ll die ».

Dans ce petit habitacle où nous sommes trois à nous presser à l’arrière « le tre francesine », l’autoradio crache, avec une puissance déconcertante comme l’est notre vitesse au regard de notre piètre machine, les morceaux connus par cœur et transcendés par un live exceptionnel. On y est totalement, ici et là-bas :

Ici, la nuit d’été dans le Piémont bien noire et fraîche, un peu âpre et épaisse comme le vin du pays, la conduite rock n’roll de Massimo qui invente une troisième voie sur la route se mettant au milieu de deux voitures qui se croisent pour doubler celle que nous suivons. C’est comme ça, il lui faut doubler tout ce qui se présente, c’est à lui d’ouvrir la nuit de ses phares, place !

Massimo rencontré par hasard dans une épicerie de nuit à Montpellier, trop long à raconter mais depuis, l’été c’est direction l’Italie la campagne piémontaise, une liberté joyeuse qu’on ne trouve qu’à l’étranger sous de nouveaux regards, la sensualité des lieux de la langue de la table et d’une compagnie presque exclusivement masculine, des amitiés souvent ambigües à géométrie variable dont le centre immuable est Max ! Il y a les bronzettes au lac, les visites culturelles, les voyages éblouissants en Toscane et à Venise, les escapades à la rivière ses grandes roches plates et promontoires encerclés des montagnes qui promettent les Alpes voisines, les soirées hors du temps sur la petite place de Vestignè. Et puis il y a le magnétisme des nuits et de leurs courses folles dans la montagne musique à fond. Cet été-là c’est U2 « Under a Blood Red Sky » sorti quelques années plus tôt, en boucle.

Là-bas, la nuit n’est pas encore tombée, le ciel rougeoie sur les Rocheuses bras tendus vers les idoles. Des torches gigantesques encadrent le fond de la scène, la photo monumentale de Peter Rowen mains derrière la tête est déjà mythique, Bono triomphant de jeunesse répond à la mienne qui enfin irradie, Bono recueilli annonce « This song is not a rebel song… » le public exulte et moi avec, à l’unisson : this song is Sunday Bloody Sunday ! Batterie. La foule scande le rythme qui envoie les armées à la guerre, le rythme qui nous précipite vers l’extase du solo de The Edge. Bono maintenant les bras en croix devant ses disciples, Bono fantassin rock peace and love un drapeau blanc tendu vers son public, Bono devant la foule qui l’adoube et ne fait plus qu’un avec lui, on le voit sur la pochette de l’album: figure christique, son ombre s’est presque agenouillée pour parler à ses enfants, le ciel s’embrase dans la nuit, c’est un incendie je brûle, pour moi Bono sur scène c’est Jésus qui marche sur l’eau et je marche sur l’eau à sa suite, en lévitation, retour des instruments, son saturé.

L’autoreverse de la Punto n’a pas capitulé quand on a demandé à Massimo de mettre plus fort ! Il y une chanson qu’on ne réserve que pour les nuits comme celle-ci ! Encore plus fortMax !

I know a girl, a  girl called Party, Party girl ! C’est moi, c’est nous. Les vocalises étonnantes s’égrènent et la voiture file vers la promesse d’une nouvelle soirée de danses , de dragues, de verres, de discussions balbutiées dans un italien approximatif qui s’améliorera au fil des années, toujours expérimental, s’arrimer aux quelques mots que l’on comprend, les rapprocher des autres, reproduire des terminaisons, s’aider de l’espagnol appris à l’école, mettre l’accent au mauvais endroit, exagérer les intonations, profiter du charme de l’accent français qui s’accroche aux « r » et les malmène comme Massimo rudoie sa boite de vitesse.

Je crois qu’encore aujourd’hui une partie de moi est restée dans une petite Fiat qui file imprudemment la nuit sur les routes du Piémont musique à fond. Encore aujourd’hui si les premières notes d’Under a Blood Red Sky surgissent de nulle part, je me retrouve instantanément intégralement catapultée sur la banquette arrière de Massimo, échevelée par la vitesse qui s’engouffre par la fenêtre ouverte, libre de rêver, enfin « réunie » complète, reconnectée à une légèreté et une folie que je ne voudrais plus quitter. Vous aurez beaucoup de mal à m’en faire descendre.

Emmanuelle Roy Rêveuse contrariée, elle dirige aujourd’hui un collège en Essonne, et participe régulièrement aux Ateliers Gallimard.

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