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The Apartments

Drift

par Hugues Blineau

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Juin 1993. Je venais d’avoir vingt ans. Vingt ans et une adolescence qui, à mes yeux, se prolongeait plus que je ne l’aurais voulu. Un chagrin amoureux dont je n’arrivais pas à me remettre plus d’un an après son issue continuait de me marquer de son empreinte. Je la crus alors indélébile. Sans doute, plus qu’à toute autre période de ma vie, la musique m’apparaissait comme un dernier refuge, face aux incertitudes de l’avenir comme aux périls du présent.

Après avoir multiplié les expériences, mon goût s’était lentement aiguisé et, à la faveur de ma lecture assidue d’un mensuel en noir et blanc à la portée souvent littéraire, j’affectionnais les groupes diffusant cette mélancolie sombre, sans appel, mais paradoxalement lumineuse, dans laquelle je me reconnaissais. Ainsi, Red House Painters et quelques autres n’auront fait que prolonger une trajectoire, la mienne, depuis que j’avais écouté Joy Division puis The Cure cinq années plus tôt. Saisi par ces mots et ces ambiances sonores pour moi d’une profondeur émotionnelle sans égale. Repoussant le sommeil, me protégeant d’un monde dans lequel je ne savais où trouver ma place, ces musiques sombres, disant l’angoisse de la mort et l’intensité de nos vies, leur fragilité même, étaient comme mes plus fidèles alliées. Je ne cessais de revenir vers elles, en les écoutant fort, au casque le plus souvent, et dans l’obscurité. Avec « Closer » ou « Disintegration », puis « Down Colourfull Hill », les minutes et les heures défilaient moins vite, vécues plus librement et intensément qu’elles ne l’auraient jamais été.

Je me souviens d’une chambre d’étudiant baignée dans un clair-obscur de fin d’après-midi. Une école d’ingénieurs, celle que fréquenta mon ami Matthieu qui disparut de ma vie quelques années plus tard. Je me souviens des premières mesures de « The Goodbye Train » comme si c’était hier, de sa fulgurance vocale et de sa ligne de guitare tranchante. « The Goodbye Train », seul morceau que j’écouterai avant d’acheter « Drift », le disque dont il était issu et d’en découvrir les huit autres titres deux ou trois semaines plus tard.

Alors que « Drift » est l’un des disques que j’ai le plus écouté et aimé dans ma vie, j’ai pendant très longtemps mis de côté sa pochette, et retenu l’essentiel de ce qu’elle me devait me communiquer : son obscurité bleu-nuit que, son auteur, Peter Milton Walsh, a fait si souvent planer sur ses chansons, faîtes d’adieux et de souvenirs à vif, comme d’impossibles retours en arrière. Des amours et des amitiés perdues, au détour d’un verre, l’alcool mauvais, et les départs vers de nouvelles vies, sans certitude, sinon de devoir repartir à zéro. Il est impossible de détacher le recto de « Drift » de son verso, et des autres images qui l’accompagnent dans son livret. Un jardin public grillagé et quelques chaises vides, dans lequel, peut-être, le photographe est entré de nuit par effraction pour en éprouver le silence. Le paradis perdu d’un juke box, entouré de deux jeunes femmes à la beauté immaculée. Un homme lisant un ouvrage sous la lumière d’un réverbère, comme l’évocation du Paris de Brassaï et d’un autre temps des possibles. L’image d’un musicien, enfin, au couvre-chef improvisé, tenant une baguette dans sa main, suspendu ou figé dans son geste, une caisse claire ceinturée à sa taille, devant un public rieur. Un raccourci visuel et la mise en scène d’une forme aïgue de monstruosité. Un corps à l’arrêt.

Le bleu des nuits de « Drift ». L’horizon des rêves. Ces vies intensément vécues et puis la réalité qui s’abat sur les êtres, pour leur enlever ce qu’ils ont de plus précieux. Leur chair même, parfois. Au recto de la pochette du disque, un manège déserté, sans présence d’enfants, comme l’image prémonitoire du drame qui, cinq ans plus tard, frappera Peter Milton Walsh. La perte de son fils, Riley. « I remember all the birthday parties, children carrying balloons ». Le silence obligé par le deuil et une improbable renaissance, celle portée par les ailes de « Twenty One », qui me saisit autant que le premier titre de « Drift » écouté dans cette chambre d’étudiant, mais 22 ans plus tard, lorsque je l’écouterai pour la première fois, après l’avoir longtemps rêvé tant elle avait été précédée de sa réputation. « The Goodbye Train », « Twenty One », comme un fil tendu dans le vide, sans que comptent les jours et les années, et cette même beauté surgissant de l’obscur, pour dire les souvenirs et, malgré l’infinie douleur, la nécessité de poursuivre son chemin. Pour y trouver, jour après jour, un peu de joie et de lumière. « You’re not lost or broken yet » chantait déjà Peter Walsh en 1993.

Je m’assois sur le canapé. Mes enfants ne sont pas dans la maison aujourd’hui. Les voitures filent sur le boulevard. La pluie tombe, des bourrasques et une buée tenace sur les vitres donnant sur le jardin. En 1993, je ne pensais jamais avoir d’enfant, construire une famille au risque qu’elle ne se détruise, et même, parfois, atteindre l’âge qui est le mien aujourd’hui. J’ai quarante-sept ans et me rends compte que je découvris the Apartments il y a plus d’un quart de siècle, une éternité au regard d’une existence humaine. Je me revois enlever fiévreusement la fine pellicule de plastique enveloppant le CD de « Drift » sur ce boulevard ensoleillé, en sachant le proche bonheur de redécouvrir son premier titre, en imaginant tous les autres sans savoir qu’ils me bouleverseraient autant. Le début d’un nouvel été, comme en connaît la jeunesse.

La pochette laisse deviner comme un monument éteint aux allures de vanité, deux verres de vin et une bougie. Un mince liquide noir s’écoule dans chacun des réceptacles. Une flamme éclaire et sacralise la scène. Je pose « Drift » sur la platine et, comme si c’était pour la première fois, bat la mesure avec mon pied droit. Je ferme les yeux et repense à ces quelques musiciens qui, depuis l’adolescence, ont accompagné ma vie. Peter Milton Walsh y figure sans doute en première place. « You’re not lost or broken yet ». Je déménagerai bientôt.

Hugues Blineau est l’auteur de Le jour où les Beatles se sont séparés et de Vies et morts de John Lennon (Mediapop Editions).

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